« Comme pour conclure »

Publié le 11 septembre 2011 par Jlhuss

Marion aime les brocantes et les vide-greniers à proportion de leur impudeur. Son butin ? le rebut des familles : portrait de la bisaïeule, mémoires du retraité, bons baisers de la Bourboule. Elle me reproche de ne pas saisir la beauté de ces épaves, d’être fermé à la grandeur de la vie plate. Mon amie se flatte de rêver une heure devant un couple de jeunes mariés jauni dans son sous-verre : « Mon memento mori », dit-elle avec un de ces sourires affriandés qui me donnent envie de lui faire l’amour.

Sa dernière « pépite » : le carnet intime d’un certain Maxime Dussoire, quelques feuillets reliés en veau, écriture serrée sans alinéas, et qui présente la singularité de couvrir trois décennies en soixante pages, soit en moyenne deux pages par Saint-Sylvestre : Dussoire ne tenait son journal qu’à la date annuelle des mécomptes…
-Ecoute ça, dit Marion, juste la dernière page, et viens ensuite soutenir qu’il n’y a pas de talents méconnus !

31 décembre 1952, 23h 30.
Comme pour conclure.
Bilan de l’année après tant d’autres : ratage. Résolutions pour la prochaine : intenables. La prochaine ? Peut-être la dernière éveillée. Voici monter le temps du somme , des mots mous, des paroles bouillies comme les légumes à soupes, et tu les boiras brûlantes en ton hiver. Continuer le voyage sans tout le fatras : photos, livres, boîtes à reliques. Sur quelle plage, ce coquillage ramassé ? Pour quelle fête, ce bronze offert ? Chez quel auteur cette phrase lue ? Lâche tout. Que les proches même s’avancent à ta rencontre avec un air d’étrangeté, une transparence de bulles qu’un souffle disperse. Se délier de son histoire. Se délester des sentiments qui font rire, pleurer, bondir. Tu poursuivras allégé la route, et les centenaires qui t’ont connu s’écrieront : Comme ça file ! Hier encore il naissait… Demain ou dans dix ans, arrive tout nu pour la rencontre. Rien pour cacher ton corps déchu, ton âme usée : que le Sieur voie d’emblée ce qu’il en est. Tu l’apercevras se pointer au bout du sentier comme le métayer du domaine, avec son oeil de maquignon pesant mentalement chaque tête du bétail. Mais toi, bœuf à cornes, qui n’as fait ni grand mal ni bien, marche ferme vers lui pour un Jugement inversé. Qu’on ne s’avise pas de te faire plus d’un reproche ! Le seul autorisé : Pourquoi, Maxime, as-tu tenu à durer si longtemps ? Pour le reste, c’est à lui de rendre compte, justifier l’horrifique, prouver qu’il est réellement sourd, qu’il n’entend pas tous ces cris de l’effroi du monde montant depuis l’aube et nimbant l’air circonvoisin comme les fumées des feux de broussailles. Au moins, qu’il baisse un peu les yeux, tacitement navré de partager le pouvoir avec l’Autre, de composer avec la haine, de n’être pas ou tout puissant ou tout amour, il faut choisir ! Alors, découvrant le Très-haut fragile, peut-être pourras-tu l’aimer davantage… En attendant, de deux choses l’une : ou tu romps ton contrat d’existence ou tu pousses le bail à son terme. Dans le cas de la rupture, préfère la jouissance à la corde. Tu as vécu dans le sérieux, meurs de plaisir. Regarde ta chair dans la glace : est-ce pour allonger cette avalanche que tu comptes les gouttes ? Mire ton esprit dans l’eau du lac : est-ce pour ce morne diminuendo que tu accordes encore ton violon ? Prie qu’on jette tes écrits dans la fosse avec le corps. Guère plus théâtral qu’en un grand feu. Tu as pourtant souhaité qu’ils restent, tous ces « trésors » ! Tu oses encore rêver qu’on les retrouve dans un tiroir au partage des meubles. Tu te berces à l’idée qu’une fête posthume ravive autour d’eux ton souvenir gommé. Farce ! Il aura suffi, mon petit, qu’écrire t’occupe un peu.

-Sympa, non ? Et tout à l’avenant. Saint-Syvestre 1922, jeune père illuminé : ‘Mon enfant vient de naître, mais moins que moi.’ Saint-Sylvestre 1940, stoïque sous la botte : ‘Rester droit dans le monde à l’envers, si possible à l’abri.’… Non ? Bon, d’accord, c’est trop tard pour Dussoire, et puisqu’il prie qu’on jette, exauçons-le .

Elle m’entraîne au jardin, où toujours un petit bûcher attend l’étincelle. « C’est trop bête, dit-elle, je ne peux pas, j’ai l’impression de le tuer posthume… À toi. » J’ai donc démembré le cahier, gratté l’allumette. « Garde la couverture de cuir, souffle ma tendre, ça peut toujours servir. » La flamme n’a fait qu’une bouchée du tas de feuilles et de feuillets, chlorophylle d’une semaine et pensées d’une vie. C’était joli sous les étoiles. Marion se serrait contre ma poitrine, la tête au creux de mon épaule, le regard dans le feu. « Demain, dit-elle, brocante à Savigny-le-Comte. Tu viendras ? »

Arion