Note : 8/10
La carrière de Brian de Palma est partagée entre films maniéristes (Obsession), films expérimentaux (Phantom of the Paradise), films d’angoisse ou d’horreur à la matrice psychanalytique (Sœurs de sang, Carrie, Pulsions), films-sagas de facture apparemment plus "classique" et souvent situés dans le passé (Les Incorruptibles, Le Bûcher des vanités, Le Dahlia noir), sans oublier les faux blockbusters qui, en réalité, subvertissent le genre (Mission impossible, Mission to Mars).
Bref De Palma c’est du lourd, l’un des meilleurs réalisateurs américains, pourtant toujours en expérimentation et jamais "plan-plan".
L’un des points communs de tous ses films, cela a suffisamment été souligné, c’est l’interrogation sur le statut de l’image. Jeu perpétuel entre réalité et apparence, son œuvre a toujours mis un point d’honneur à interroger les notions de "double", de "complot" et "d’élément manquant" (deux films emblématiques à cet égard : Blow Out et Snake Eyes). Mais, en bon auteur postmoderne, De Palma a également toujours eu à cœur de pratiquer l’intertextualité : non seulement en citant les autres (Hitchcock avant tout, sans oublier Antonioni), mais aussi en se citant lui-même.
C’est en ayant ces différents éléments à l’esprit que Redacted pourra prendre tout son relief. On y retrouve l’obsession depalmienne pour les images et les nouvelles technologies (ici : le film incorpore tous les types d’images les plus contemporains, du reportage télé à la caméra DV et à la caméra de surveillance, en passant bien sûr par le filtrage du net, blogs et YouTube en tête) ; on y retrouve le jeu entre simulacre et réalité (ici : tout a l’air vrai, l’intrigue s’inspire d’ailleurs d’un fait divers réel, et pourtant il s’agit malgré tout d’une œuvre de fiction, qui contient des images qui se présentent comme "impures", non travaillées, amateurs, mais qui sont pourtant intégralement mises en scène et sélectionnées, montées et orientées par un réalisateur de cinéma, Brian de Palma) ; on y retrouve les emprunts aux autres (à De Palma lui-même : Redacted a bien des points communs avec Outrages ; à la communauté médiatique et internaute ensuite) ; on y retrouve enfin les interrogations morales et parfois assez manichéennes sur la raison d’état, la trahison et la machination, l’Enfer pavé de bonnes intentions, etc.
Pourtant, malgré tous ces points communs, Redacted est un film profondément surprenant dans l’œuvre du cinéaste.
Avant tout parce que De Palma est d’abord reconnu pour ses talents de metteur en scène, son habileté à proposer des images et des mouvements de caméra raffinés et virtuoses, comme autant de morceaux de bravoure qui composent à jamais votre imaginaire visuel et cinématographique : confer les meilleures scène de Scarface, le plan-séquence d’un quart d’heure qui inaugure Snake Eyes, les plans élégiaques et ironiques de douche qui ouvrent Carrie ou Sœurs de sang, on n’en finirait plus de tout énumérer tant ils sont légions.
Or, rien de tel dans Redacted. Le film se refuse à tout geste réellement artistique et pictural. La raison en est évidente : le film se donne pour vrai, refusant de dévier de sa logique quasi-documentaire et impersonnelle. Etonnant d’ailleurs de voir que le cinéma américain ultra-contemporain semble proposer une réflexion extrêmement forte sur ce rapport brut et ambigu au réel, comme en atteste le récent et excellent Cloverfield.
C’est peut-être ici (se donner pour vrai, refuser de dévier de la logique documentaire) à la fois la faiblesse apparente et, in fine, la force de Redacted.
Au premier degré, il sera en effet facile de voir dans ce film une charge violente contre la politique américaine en Irak, ainsi qu’une réflexion pessimiste sur la nature humaine et la facilité avec laquelle toute opération de guerre, y compris celle qui se prétend "juste", peut rapidement basculer dans la bavure ou se fourvoyer. On aura alors tendance à penser que De Palma rejoint Villepin à la tribune de l’ONU, qu’il se livre à un démontage en règle des illusions yankees sur l’héroïsme et le rôle de "gendarme du monde", ce qui n’est pas entièrement faux.
Toutefois, il me paraît tentant de dépasser cette lecture et de lire aussi Redacted comme une provocation à l’égard du spectateur. Non seulement le film oblige à se replonger dans la Guerre d’Irak (pas mal laissée de côté ces temps derniers parce que l’agenda médiatique et politique semble y être moins attaché), mais il oblige surtout à s’interroger sur les images de guerre que nous voyons et que nous consommons. Qui n’a pas vu circuler sur le net, ou qui n’a pas cherché à se procurer ces images de soldats américains capturés puis égorgés en gros plan (de ce point de vue, la scène de Redacted est bien en-dessous de la réalité) ? Pourquoi les avoir vues, recherchées, qu’y avons-nous puisé ?
En mixant toutes les formes contemporaines d’images comme autant de représentations subjectives d’un événement, en étant parfois volontairement appuyé et lourd, comme par exemple à la fin du film où des images de civils morts se donnent à voir sur une musique très mélodramatique qui va crescendo, en donnant l’air de faire du vrai tout en insistant sur le fait que tout est malgré tout fictif, Brian De Palma ne cherche-t-il pas à prendre à parti le spectateur, à lui secouer les neurones ?
Le réalisateur américain semble critiquer comme jamais les images et les faiseurs d’images dans leur prétention à dire la vérité, ce qui fait de Redacted un film qui bouscule toutes les certitudes et illustre violemment la crise de la représentation et de l'objectivité, y compris en rendant presque vaine la prétention du réalisateur Brian de Palma de nous montrer la guerre en Irak telle qu'elle est.