Optimus Oloop - que ses amis nomment plus simplement Op Oloop - est selon toute apparence ce que l’on aurait bien envie de définir aujourd’hui comme un control freak, à savoir une sorte de psychorigide obsédé tant par les chiffres, les données et la statistique que par l’organisation rigoureuse de sa vie quotidienne (banquet, visite aux bains turcs ou à la maison close). Op Oloop est donc selon bien des points de vue un maniaque, un obsessionnel,un « pourfendeur infatigable de la spontanéité », et d’évidence, une telle mécanique si bien huilé ne saurait faire autre chose que de voler fatalement en éclats. C’est cette fissuration inévitable et potentiellement tragique que nous raconte cet étonnant et charmeur roman de l’argentin Juan Filloy [1896-2000], au cour d’une journée puis d’une nuit pleine de péripéties.
Cela dit, n’allez donc pas croire qu’il s’agisse pour autant d’un livre sombre ou dur. Au contraire, c’est à une sorte de comédie mélancolique oscillant savamment, voire goulûment, du philosophique au romantique en passant par le scabreux – et qui dans tous les cas sait rester gracieuse, y compris dans ces excès - que nous invite Juan Filloy. Le roman sera brièvement publié en 1934 avant d’être aussitôt censuré pour « pornographie », ce qui ne l’empêchera pas de gagner au fil des ans influence et reconnaissance. Julio Cortázar d’ailleurs y fait paraît-il référence dans son célébrissime Marelle.
D’autre part, et je ne sais pas si cette précision est vraiment utile puisque nous parlons ici de fiction, ce livre n’est pas réaliste. Bien que revêtant vaguement les atours du réalisme, avec par exemple une construction temporelle en temps réel (soit exactement et pour rester précis, 19 heures de la vie et l’oeuvre d’Op Oloop), ou encore une mise en situation dans des lieux identifiable du Buenos Aires des années 30, ce livre est avant tout une fable, et dès lors n ‘hésite pas à recourir à l’exagération, à la caricature, au délire métaphorique, dans les situations comme dans les dialogues (nombreux) entre les personnages/caractères qui le peuple. Ce roman ne s’intéresse nullement à une quelconque forme de psychologie traditionnelle dans sa peinture des protagonistes exubérants que le lecteur y croise, mais s’appui plutôt sur le symbolisme de la psychanalyse et de la pensée freudienne. D’ailleurs, il semblerait bien que Freud lui-même en ait fortement apprécié la lecture au moment de sa publication [1]. Le petit monde qui peuple ce livre ressemble donc plutôt à un bouquet allégorique, et les divers personnages que l’on y croise, classé selon des types sociaux facilement identifiables (le mac, l’éternel étudiant, le consul froid et mesquin, le médecin filou, etc ..) y apparaissent surtout comme faire valoir ou contrepoint du personnage d’Op Oloop, sorte d’étoile filante ou de planète à la dérive, désorbitée. Une étoile lumineuse et sombre, à la puissante force centrifuge (Op Oloop ne fait-il d’ailleurs pas tourner itérativement et maniatiquement les taxis autour de la place du Parlement ?).
Op Oloop est avant tout un idéaliste, et sous le masque du contrôle maniaque c’est un Op Oloop statisticien en quête d’idéal que l’on découvre peu à peu, lancé dans la recherche éperdue d’un sens au monde et à sa vie. Ces dix-neuf heures qui nous sont contées (de 10h du matin jusqu’à l’aube suivante) seront donc celle de l’effondrement d’un système – le système Op Oloop, fait d’organisation et de statistique – face à un élément non prévu : l’amour, celui de la jeune Franziska. Et attention, nous ne parlons pas ici de n’importe quel amour, non, ce dont il est question ici c’est d’un amour véritable, pur, symbole d’honnêteté absolue et de don total, ce dont il est question encore c’est d’un amour courtois, télépathique, d’un idéal qui tout à coup s’incarnerait dans une autre moitié, l’Aimé … Bref, l’amour qui tout à coup s’immisce dans le réel tel une variable imprévue dans les statistiques, une variable qui sans doute sera difficile, voire impossible, à ajuster (« L’émerveillement amoureux a organisé le sabotage définitif de mon âme », confie-il). Et c’est précisément cet inajustement qui sera la source des souffrances de notre cher Op Oloop, mi-Achille Talon grotesque, beau parleur et imbu de sa personne (l’irrésistible séquence du début du livre où il donne à propos du pourboire une leçon crypto-marxiste aux employés sous-payés d’un bain turc: « Unissez vous dans l’Internationale du Pourboire ! » ne craint-il pas d’affirmer …), mi-Don Quichotte rêveur ou jeune Werther désespérément romantique, incapable dans tous les cas de faire face à un amour impossible ou dont le poids s’avère insupportable. "Chacun de nous se retrouve confronté à sa propre équation" avoue-t'il d'ailleurs, comme une acceptation résignée de son incapacité à admettre sereinement par exemple la possibilité d'un amour réel, incarné.
Parvenu que nous sommes à ce point, il ne sera pas inutile, je crois, de jeter une brève et sporadique lumière sur l’intrigue, ou du moins sur – mettons – l’argument narratif principal de ce roman : ce jour-là, celui qui nous est patiemment et vaillamment conté par Juan Filloy, Op Oloop a invité ses amis à un grand banquet dans un hôtel de luxe pour célébrer rien moins que son millième coït. Oui, vous avez bien lu, notre olibrius statisticien est peut-être un grand et noble idéaliste, fasciné et effrayé dans la même mesure par la possibilité de l’amour réel, mais il n’en reste pas moins qu’en attendant il n’a pas perdu son temps. Et c’est que pour notre ami qui - on l’aura compris - est un garçon bien organisé, le sexe est une nécessité physiologique qui se doit d’être assouvi afin d’assurer l’équilibre physique et mental de l’honnête homme. Ainsi, il fréquente assidûment les prostitués, et tient au sein d’un petit carnet un registre précis de chacune de ses relations avec les prêtresses de l’amour tarifé. Faudrait-il alors s’étonner de croiser un maquereau de haut rang parmi ses amis ?
Le monde de la prostitution et des maquereaux ressemble fort d’ailleurs et puisque nous y sommes à une figure que l’on retrouve régulièrement chez quelques uns des écrivain argentins ou affiliés contemporains de Juan Filloy, il suffira de penser par exemple au personnage fameux qu’est le rufian mélancolique des romans de Roberto Arlt, ou encore à l’univers crapuleux de Juan Carlos Onetti, sans oublier aussi– voire surtout – l’incroyable roman de Leopoldo Maréchal Adan Buenosayres [1948] [2], dont le livre de Filloy semble à bien des égards être l’indéniable prédécesseur.
Le petit tour au bordel fait donc bien partit du programme de cette nuit intense pour Op Oloop, mais cette visite réservera à notre ami son lot de surprises et de délires fiévreux baignant dans un oedipe fantasmé. Mais il serait sage de ne pas en dire plus, histoire de ne pas déflorer le plaisir vaguement masochiste du futur lecteur.
Il y a donc au centre du livre un grand banquet, où Op Oloop en hôte attentionné a réuni tous ses amis. Et que fait-on, chers amis, dans un banquet, à part manger goulûment une liste infinie de mets plus délicieux les uns que les autres et d’avaler par litres les meilleurs vins et champagnes ? Et bien, naturellement, on y discute, on y joute oralement, on y lâche les bons mots ou les pires boutades vaseuses, bref, au banquet d’Op Oloop, ça parle. Et de quoi, me demandez-vous, de quoi ça parle ? Oh, et bien d’un peu de tout : du sens de la vie, des statistiques, de la guerre, du passé et des souvenirs d’une jeunesse finlandaise, de la religion, des idéaux politiques, de la sexualité, tarifé ou non, et bien sûr et surtout de l’amour, inévitablement, car ne l’oublions pas, Op Oloop est amoureux, voilà où le bat blesse, voilà la grande nouvelle qui inquiétera tous ses amis. Cette séquence du banquet – la plus longue et la plus riche du livre - est aussi celle où la folie rampante, qui peu à peu gagne notre héros dans des grandes bouffées délirantes qui telle des montagnes russes montent et descendent dans son crâne en ébullition (« ma tête est une version miniature de l’enfer » dit-il au début du livre), va prendre le pas et le guider directement vers l’épisode cataclismico-burlesque du bordel, qui sera celui qui marquera sont destin.
Et puis dans ce banquet, il y a les convives, la tonitruante galerie des amis d’Op Oloop, une belle brochette de grande gueules, avec lesquels ça parle, et pas qu’un peu, croyez moi. On sent par là d’ailleurs que Filloy s’est beaucoup amusé à dépeindre cette galerie rabelaisienne de « types » disons socioprofessionnels et à leur attribuer des interventions truffées par le vocabulaire propre à leurs professions (on y croise un contrôleur aérien, un ingénieur du son …). Ce banquet est le lieu du discours, de l’échange parfois vif, de la confrontation qui toujours se résout et s’apaise en levant son verre à l’amitié. Cette séquence n’est pas thématiquement unitaire, elle ouvre milles et unes directions philosophiques ou politiques, humoristiques ou mélancoliques. On y sent palpable, l’ambition artistique de Juan Filloy, le lecteur y est emporté par le côté touche à tout et exubérant d’un échange de haute volé, ou l’humour et le grotesque sont loin d’être absent.
Je le disais un peu plus haut, cet Op Oloop m’a irrésistiblement fait penser à l’un des classiques absolus de la littérature argentine, voire latino-américaine en général, je veux parler du maousse Adan Buenosayres de Leopoldo Marechal, qui partage plus d’un point commun avec le réjouissant roman de Juan Filloy, ne serait-ce déjà parce que les deux livres sont titrés tout simplement d’après le nom de leur personnage principal. Le héros de Marechal, à l’instar de celui de Filloy, est un idéaliste en crise dont nous suivrons la quête de sens en « temps réel ». Adan Buenosayres et Op Oloop sont deux victimes de l’amour impossible et de l’absolu, projeté dans le délire (le leur et celui de leurs nombreux amis, les deux livres offrant la même cruciale place à l’amitié et aux joutes verbales qui y sont liés). Les deux romans présentent aussi la même alternance entre visions philosophico-psycanalitico-mystiques et farce picaresque, ils arborent avec fierté le même plaisir à mélanger allègrement et sans souci la pureté de la lumière et la vulgarité bien sentie (mais toujours, comme je le disais, avec grâce, avec élégance), et sont construit tout deux, à l’instar d’une bonne vieille fable philosophique, en succession d’épisodes prenant place au sein d’une trame temporelle relativement courte (19h donc chez Filloy, 3 jours chez Marechal), comme autant de moments symptomatiques et symboliques qui viendraient marquer les étapes indispensables d’une avancé ou fuite en avant, celle de l’errance angoissée et destructive de leur personnage. Les deux romans par ailleurs, connurent le même ostracisme au moment de leur publication, et l’Adan Buenosayres de Marechal, s’il ne fut pas censuré, fut totalement ignoré par le milieux intellectuel de l’époque – à l’exception, encore lui, de Julio Cortázar- à cause du péronisme ouvertement affiché de son auteur, ce qui n’était guère bien vu dans un milieu littéraire qui était alors largement lié à l’oligarchie.
En guise de conclusion à cette petite note qui ne fait qu’effleurer un roman particulièrement riche, drôle, intelligent et fantaisiste (l’un n’excluant pas – je l’espère – l’autre), remercions donc les éditions Monsieur Toussaint Louverture d’avoir eut la bonne et riche idée de nous offrir, près de 80 ans après sa première publication (il n’est jamais trop tard), cette première traduction française d’Op Oloop et de l’œuvre (visiblement très fournie) de Juan Filloy en général. Espérons donc que ce ne soit qu’un début ...
[1] Pour en savoir plus, Filloy en parle (en espagnol) ici.
[2] Leopoldo Marechal "Adan Buenosayres" - Traduction de Patrice Toulat [Grasset, 1995 & Livre de Poche Biblio, 1999].