De Lewis Hine, montré jusqu'au 18 décembre à la Fondation Henri Cartier-Bresson (l’exposition ira ensuite à Mapfre à Madrid, puis au Musée de la Photo de Rotterdam), on connaît surtout le travail de dénonciation des conditions de travail des enfants au début du XXème siècle : non content de prendre en photo ces enfants dans leurs usines, il documente, écrit, milite, publie des pamphlets. Il s’inscrit dans un courant réformiste pour qui mettre en évidence un problème entraînera nécessairement un remède, une solution. Ses images sont très construites, la plupart du temps mises en scène et posées, à une époque où on se soucie plus d’impact que de vérité, et il excelle dans les compositions de groupe, comme ces enfants trieurs de charbon (1912) dans une mine des Appalaches, étagés sur des bancs comme des spectateurs, dans l’attente du flash (dans une lettre affichée dans l’exposition, Hine parle avec humour de son équipement lourd, lent et incommode). Les visages maculés de charbon semblent blanchis par la lumière du flash, et l'éclat du jour à l’arrière-plan donne une atmosphère irréelle à cette scène, mais il n’en reste pas moins que ce sont là des gamins exploités et que, pour témoigner courageusement , Hine descend dans la mine avec sa lourde chambre.
De même, ces vendeurs de journaux à minuit sur le Pont de Brooklyn, en 1906, sont comme des oiseaux nocturnes saisis dans la lumière, hébétés, figés. D’autres sont ouvriers agricoles ou travaillent dans des usines de textile : Hine parcourt inlassablement le pays pour découvrir et dénoncer, activiste indigné. Pour lui, la photographie est avant tout, alors, un moyen d’aider à résoudre les problèmes sociaux. Aujourd'hui, regarder ses images évoque immanquablement pour nous les débuts du cinéma américain, enfants des rues, cops bienveillants, enseignes des magasins, débuts de l'automobile. Les noirs américains semblent ne constituer qu’un aspect somme toute secondaire de son travail, dénonçant la misère plus que le racisme, mais j’ai été frappé par cette image (1908) d’un tuberculeux en phase terminale vivant dans un sous-sol, décharné, vouté, le regard fixe, assis sur son lit hors du monde (un peu comme l’homme invisible de Jeff Wall).Reporter débutant, Lewis Hine va photographier les immigrants à Ellis Island, il se confronte à la misère du monde; ce ne sont pas des types ethniques qu’il saisit, mais des individus, des familles qui posent pour lui, le regard droit, fier, à la veille d’une nouvelle vie. Cette jeune juive (à gauche, 1905) m’a frappée par sa beauté chaste et digne, par sa réserve et son espoir. Après la 1ère guerre mondiale, Hine part dans les Balkans avec la Croix Rouge et en rapporte de nombreuses photos de réfugiés. J’ai vu dans cette Tsigane de Salonique (à droite, 1918) aux yeux immenses la même beauté,
plus audacieuse, plus farouche aussi, et peut-être la même prémonition d’un destin tragique, d’un même génocide.À son retour d’Europe, le travail de Hine change assez radicalement, son réformisme libéral est alors moins en phase avec la radicalisation de la critique sociale et l’influence communiste, alors grandissante, et il évolue vers une glorification du travail manuel, une collaboration avec les industriels humanistes. Il avait certes déjà fait des portraits de travailleurs nobles et dignes : cette photographie de 1905 d'un imprimeur à l’ancienne est titrée « Joy of Work » et il a en effet fière allure, ce patriarche aux cheveux blancs, démiurge inspiré et romantique qui semble être pianiste ou sculpteur (ou archange) plutôt que prolétaire exploité.
Mais ses travaux des années 1920 et 1930 sont empreints d’une glorification romantique du travail, qui fait penser à Walt Whitman ou à Ayn Rand plutôt qu’à Karl Marx. Cet ouvrier musclé hissant un fardeau au bout d’une corde (1930), les yeux levés vers un avenir meilleur, ne pourrait-il pas aussi être un héros du réalisme socialiste de la même époque ? C'est un des ouvriers qui construisent alors l’Empire State Building et le frêle Lewis Hine grimpe sur les échafaudages avec son gros appareil pour composer un hymne visuel à la gloire de ces bâtisseurs d’Amérique. C’est lui qui baptise Icare le jeune ouvrier ci-dessous flottant au dessus de New York, emblème des temps nouveaux (1931).La grande dépression le ramènera vers la misère, mais il ne fera pas partie du programme rooseveltien de la FSA : plus romantique que documentaire, plus réformiste libéral que radical, plus adepte de la pose que de l’instantané, il a fait son temps; il mourra dans la misère en 1940.
Son approche ‘performative’ de la photographie a fait qu’il ne soignait guère ses tirages, destinés à l’imprimerie et non à l'exposition, et qu’il se plaçait, la plupart du temps, aux antipodes du pictorialisme bien léché. C’est plus
par la force de ses compositions qu’il reste dans les mémoires. Je conclus sur cette image assez connue du Powerhouse mechanic (1920), dont le corps musclé, noueux s’inscrit dans le cercle lisse de cette roue de métal, comme un modèle vitruvien d’équilibre, de puissance et d’harmonie.Le catalogue est très intéressant, avec un fac-similé de son unique livre Men at Work. Toutes les photographies proviennent de la George Eastman House. Conférence de Vincent Lavoie sur Lewis Hine à la Fondation HCB le 30 novembre à 18h30.