La pluie fine et froide de novembre ne retenait pas les passants le long des canaux, bien au contraire. La nuit tombée depuis bien longtemps, les honnêtes gens s’étaient calfeutrés dans leurs logis, déjà endormis pour la majorité, car on se couche tôt à Amsterdam comme souvent dans les pays du Nord. Les rares chandelles allumées laissant deviner des silhouettes attablées devant ce qui devait certainement être une soupe chaude, provenaient d’une taverne discrète au bord du Prinsengracht.
Coincée entre deux grands entrepôts aux lourds volets de bois, l’adresse n’était connue et fréquentée que par des habitués. Si dans la grande salle principale, dans la fumée des pipes et les vociférations des buveurs de bière on s’adonnait à des occupations honnêtes, une petite pièce en partie dissimulée par l’angle du long bar en chêne accueillait une table et quelques chaises où aimaient à se retrouver ceux qui cherchaient un coin tranquille pour discuter d’affaires sombres ou se livrer à quelques gaudrioles.
Ce soir, autour de la table, le Gros Rudy – comme on avait coutume de l’appeler dans le quartier – régalait deux marchands de drap et une jeune femme peu farouche. Pour les habitués du lieu, l’affaire était entendue, le Rudy préparait une entourloupe et personne ne viendrait dans ce recoin de la taverne pour contrecarrer ses plans. « Bizness is bizness » comme disaient les voyageurs débarquant des navires en provenance de Londres, venus dans la cité Batave pour commercer avec l’Europe entière.
Un plan classique, le Gros Rudy n’avait jamais été une flèche, mais qui faisait toujours ses preuves. Après le repas copieusement arrosé, émoustillés par la seule présence féminine, les marchands seraient invités à une partie de cartes, truquée bien entendu, et le Gros Rudy récupèrerait son investissement avec les intérêts dont quelques écus finiraient dans une poche de la muse, appât de la soirée.
La veste rouge et le grand chapeau excentrique de Rudy, dépareillaient au milieu des tenues sévères mais de bonne coupe des deux marchands, élus pigeons de la soirée par le coquin qui a présent s’en prenait aux atouts de la friponne pour mieux échauffer ses cibles. Les verres ne désemplissaient pas, les rires se faisaient gras, les propos allusifs plus égrillards.
Lentement la taverne se vidait, les clients à regret abandonnaient leurs choppes pour affronter la froide morsure de la nuit, non sans avoir jeté un clin d’œil entendu au patron. Demain soir on se retrouverait ici une fois encore, pour écouter le Gros Rudy se vanter de ses exploits et boire des bières à ses frais si les bénéfices avaient été à la hauteur de leurs espérances à tous.
Vermeer Chez l’entremetteuse (1656) – huile sur toile 143x130cm – Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister – Staatliche Kunstsammlungen