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Le piège de Versailles s’est encore refermé…

Publié le 23 février 2008 par Jean-Philippe Immarigeon

Je précise tout de suite que je ne compare en aucune manière le Kosovo aux Sudètes, ni ne mets en cause la légitimité de l’indépendance du Kosovo. Ce que je constate seulement, c’est que les Kosovars savent ce qu’ils veulent aujourd’hui, comme les Allemands des Sudètes avant-hier, tandis que les Européens ne le savent toujours pas, ni en 1919, ni en 1938, ni en 1990, ni en 2008.

Or donc, en 1919, le président américain Woodrow Wilson débarque à Versailles avec dans sa musette ses fameux 14 Points élaborés dix-huit mois plus tôt, dont le fameux droit à l’autodétermination (qui n’est pas formulé ainsi mais découle directement des quatorze principes que l’Amérique va imposer à l’Europe). Les vainqueurs, et tout particulièrement la France préoccupée de neutraliser pour longtemps la puissance germanique, et traumatisée par le détachement en 1871 de l’Alsace-Lorraine, vont laisser les Etats-Unis orchestrer le découpage des empires centraux jusqu’en Orient, avec les conséquences que l’ont sait : dissolution de l’Autriche-Hongrie, cette survivance formelle du Saint-Empire, éclatement des Balkans jusqu’à la mer Egée, avec les premiers déplacements ethniques à la clef, découpage de l’Orient jusqu’au Golfe, etc… C’est un nouveau Traité de Westphalie…

Ce droit à l’autodétermination (encore qu’on ne consulte pas les nations concernées) ou droit des nationalités n’est en rien critiquable, encore faut-il, encore aurait-il fallu le définir. Et sa dénomination fluctuante double montre à l’évidence qu’il n’en est rien. Sauf à reprendre les critères communautaristes américains, religieux, ethniques et culturels.

Wladimir Poutine vient de dire avec raison que l’affaire kosovare allait nous « revenir dans la gueule ». Mais l’histoire nous a déjà renvoyé le boomerang. C’était en septembre 1938, et ça s’appelle depuis lors les Accords de Munich.

Je ne vais pas reprendre un article que j’avais écrit pour la revue Défense Nationale en décembre 2003, « Le nom de la guerre », ou j’avais encore une fois intuitivement anticipé les choses (ce que je suis génial, tout de même !). Je relève que, pour ne pas avoir réfléchi à la question et avoir accepté sans les discuter des concepts américains étrangers à nos principes, l’Europe se retrouve une nouvelle fois dans la merde. Tant pis pour elle. Lorsque Hitler nous renvoie « dans la gueule » les principes de Wilson et nous met au défi d’appliquer le Traité de Versailles et d’organiser nous-mêmes un référendum dans les Sudètes, vote que nous savons qu’il va gagner (voir extrait ci-dessous de mon article de 2003), et que nous préférons lâcher préventivement le gouvernement de Prague, nous renonçons à faire la guerre au Reich contre un droit que nous croyons nôtre parce que nous l’avons nous-mêmes accepté sans le discuter, sans l’amodier. C’est cela le piège de Munich, et non pas le fait de céder à la force et aux vociférations du plus grand assassin de l’Histoire. Mais les historiens préfèrent tendre un rideau de fumée et présenter la crise de 1938 comme le symbole de la lâcheté européenne. C’est tellement plus simple que d’avoir à réfléchir…

Du coup, lorsqu’en 1990 les Tchèques et les Slovaques se séparèrent, que firent-ils d’autre que de donner raison à Hitler, qui beuglait en 1938 que la Tchécoslovaquie n’existait pas, que c’était une invention des démocraties ? On a préféré encore une fois faire l’économie de toute réflexion. Pris à contre-pied sur Munich, les historiens se turent. Puis il y a eu la guerre en ex-Yougoslavie, où l’Europe s’est si brillamment illustrée. Et lorsque fin 2006 le digne successeur de Woodrow Wilson est venu mettre son grain de sel et inciter les Kosovars à ne pas attendre que les Européens les aident et leur forcer la main en proclamant immédiatement leur indépendance, qu’ont fait, qu’on dit ces derniers ? Rien, comme d’habitude.

Nos hiérarques bruxellois en ont-ils profité pour se pencher enfin sur les idées lumineuses de Mister Wilson, et savoir exactement ce que l’on entendait en Europe par « nationalités » ? Que nenni ! Il reste bien plus urgent de nous imposer des règles de libre-échangisme et une constitution européenne en contournant la souveraineté de la France et son vote du 29 mai 2005. Ce qui est bon pour le Kosovo ne l’est plus pour la Grande Nation. Les Kosovars devraient se méfier.

Québec, Corse, Wallonie, Palestine, on peut en trouver partout, des nationalités, et celles que je viens de citer sont légitimes : d’autres beaucoup moins. Moi-même, retranché derrière mon périphérique parisien, cette tranchée qui court sur l’ancien tracé des « fortifs », elles-mêmes succédant au « mur murant Paris qui rendait Paris murmurant », je me verrais bien… Faut arrêter les conneries ! Cela fait 80 ans que les Américains nous ont mis dans les pattes un monstre que nous ne sommes toujours pas capables de gérer pour ne pas avoir pris le temps d’y réfléchir. Avec pour conséquence immédiate que ce sont encore une fois nos marsouins et légionnaires qui réparent les âneries de Mister Wilson dans les rues de Pristina, comme ils le firent il y a quinze ans dans les rues de Sarajevo.

Enfin, l’essentiel pour MM. Baroso ou Solana, c’est qu’on ne demande pas à leurs fils d’aller se faire trouer la peau dans les Balkans, les Français sont là pour ça. Tout le reste, et surtout l’Europe, ils s’en contrefoutent.

C’était il y a soixante-cinq ans, et il est inutile de revenir sur la genèse bien connue des accords de Munich ; les Allemands des Sudètes, qui avant 1918 étaient Autrichiens, voulaient leur Anschluss, leur rattachement à la République de Weimar puis au Reich, en application du principe des nationalités. Pour les soutenir il existait une littérature et une presse qui ne manquaient pas à l’époque de rappeler que la Tchécoslovaquie était une création artificielle ; jusqu’au vénérable Times qui reprochait aux Tchèques de « résister à des prétentions voisines de celles qu’ils formulaient naguère avec véhémence envers la monarchie austro-hongroise » (15 septembre 1938). Le médiateur britannique Lord Runciman, n’écrit pas autre chose le 21 septembre 1938 dans son rapport au Premier ministre Neville Chamberlain : « J’ai beaucoup de sympathie pour le cas des Allemands des Sudètes. C’est une chose pénible que d’être gouverné par une race étrangère... Il est devenu pour moi pleinement évident que ces districts frontaliers où la population allemande est en importante majorité, doivent recevoir immédiatement le droit de disposer pleinement d’eux-mêmes ». Hitler joue donc gagnant lorsqu’il redit le 26 septembre 1938 : « Il n’existe pas de nation tchécoslovaque… Comme cet État ne paraissait pas viable, on a pris trois millions et demi d’Allemands, contrairement à leur droit de disposer librement d’eux-mêmes et contrairement à leur volonté de libre disposition... Contrairement au désir et à la volonté clairement exprimés des nations violentées ».

Car le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est, jusque dans son énoncé, un droit tautologique : soit un peuple est libre de ses choix, soit il ne l’est pas. À cette première aporie s’ajoute la violence inhérente à la mise en oeuvre de ce droit, contenue dans deux des Quatorze points (9 et 12) de la « vision du monde » de 1917 du président américain Woodrow Wilson ; on y parle de lignes de démarcations en fonction de critères linguistiques, religieux, ethniques, qui doivent être « clairement reconnaissables » ; comme si, dans l’Europe métissée depuis deux millénaires, on pouvait se pencher sur une carte avec un gros crayon rouge, traçant par avance les frontières géographiques à l’intérieur desquelles un individu étant « ceci », il ne peut vouloir et penser que « cela ». Rien n’est plus contraire à l’idée de nation héritée de la Révolution de 1789 puis du Congrès de 1815, de
cette Europe dont Proudhon avait écrit : « Une des meilleures choses qui avaient été faites à Vienne, et à laquelle les puissances signataires avaient songé le moins, fut l’entrecroisement des races et des langues, provenant de l’irrégularité des découpures géographiques… Elles apprenaient au peuple que la justice, comme la religion, est au-dessus de la langue, du culte et de la figure ; que ce qui fait la patrie, bien plus que les accidents du sol et la variété des races, c’est le droit ».

Le droit à l’autodétermination est donc d’un maniement redoutable pour les démocraties…


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