Ils ont fait les beaux-arts, sont titulaires d’un doctorat en mathématiques, ou sont spécialistes de l’import export de bois. Ils ont eu une, deux, voire trois vies, mais sont aujourd’hui les têtes pensantes de puissantes maisons horlogères. Portraits d’esprits libres qui ont aujourd’hui posé leur valise en vallée de Joux.
PAR OLIVIER MÜLLER
Guy Semon
« Moi, je suis avant tout un expert en guidage de missiles ». Lorsque Guy Sémon, aujourd’hui Directeur de la R&D chez TAG Heuer, annonce les grandes lignes de son parcours, on ne sait pas vraiment s’il se prête à un trait d’humour à froid ou s’il est sérieux.
Le reste de son parcours valide définitivement la seconde hypothèse : ancien officier de l’aéronavale, il est ingénieur d’essais puis Docteur en mathématiques et mécanique des fluides. Un CV long comme le bras, mais un lien avec l’horlogerie plutôt…peu évident. L’homme nous en donne la clé avec le même naturel : « j’étais sur la piste d’un aérodrome lorsque l’on m’a présenté un homme qui avait un problème de courroies et de roulements. Je lui ai proposé de jeter un oeil ». L’homme s’appelait Jean-François Ruchonnet. Le problème s’appelait Monaco V4. Les dés étaient jetés.
Le coeur et la raison
Jorn Werdelin
Nombreuses sont les raisons qui poussent ces esprits hors catégories à entrer en religion horlogère. En premier lieu, l’histoire personnelle. On peut difficilement lutter contre son ADN familial.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé, pourrait dire Lionel Ladoire, 39 ans, fondateur de la marque éponyme. Aux antipodes du luxe, il était free rider professionnel à 19 ans, puis batteur aux Etats-Unis 6 ans plus tard. Néanmoins, sa très respectable famille oeuvrait dans la joaillerie depuis trois générations, et la jonction avec l’horlogerie fut faite lorsqu’il emménagea à Genève en 2006. Il dégagea alors 200.000 CHF l’année suivante pour son premier prototype.
Côté coeur, Olivier Bernheim a rejoint Raymond Weil à l’invitation de son beau-père. Auparavant, l’homme était un redoutable…vendeur de yaourts. Après un passage chez Kronenbourg, c’est en effet comme Directeur du Développement ‘margarines et yaourts’ qu’il officiait chez Unilever. Pourquoi avoir tout plaqué ? « L’aspect ‘famille entrepreneur’, et aussi la large place laissée au marketing, dans laquelle j’ai pu appliquer mes connaissances », analyse-t-il.
Le cap d’une vie
Richard Piras et Lionel Ladoire
« Je passais mon temps à donner des conseils à des gens sur un métier que je n’avais jamais fait. Je travaillais 80 heures par semaine, et tous les dimanches. C’est très stimulant, mais à un moment donné, j’ai voulu créer quelque chose ». Le cas du fameux ‘déclic’ existe donc aussi en horlogerie.
Nous sommes en 2002 et Jorn Werdelin a 37 ans lorsqu’il plaque tout. Ayant été parmi les plus haut gradés de chez Lehman Brothers, il sait la nécessité de changer rapidement de voie pour se préserver, tout autant que celle d’avoir un business model solide avant de prendre la tangeante. « J’avais déjà l’idée d’une montre aux fonctionnalités avancées. Cela existait, mais bizarrement, il fallait toujours ôter sa propre montre pour en bénéficier. J’ai voulu changer cela ». 3 ans plus tard, Linde Werdelin donnait naissance à sa première réalisation, la bien nommée ‘Founders Watch’.
A l’opposé, le cas Thomas Meyer. Aujourd’hui cofondateur de MRC (Manufacture Rodolphe Cattin), il était avant tout négociant en bois tropicaux. « Tout m’opposait à l’horlogerie : je travaillais sur de la matière très brute, mon bureau était ma valise, et je négociais d’énormes contrats calibrés en mètres cubes ! ». Pourtant, son expérience internationale séduit la marque horlogère Aquanautic, qui le recrute comme Directeur Général. Hélas, après 3 ans et des divergences avec l’actionnariat, il décide de tout quitter avec une transition…à l’opposé de celle bien pensée de Jorn Werdelin : « Je suis parti rapidement, sans rien derrière. J’étais marié, avec 4 enfants. Il m’a fallu un an et demi pour monter le projet MRC avec Rodolphe ».
Regrets d’une vie passée
Olivier Bernheim
Chaque personnalité apprécie à sa manière ses liens avec ses vies antérieures. Des regrets ? Cristina Wendt-Thévenaz, diplômée des Beaux-Arts et aujourd’hui CEO et Directrice Artistique de Delaneau, les balaie d’un gracieux revers de la main : « Aucun. Il m’a fallu me battre pour en arriver là, et je regarde toujours devant ».
Guy Sémon, à l’inverse, éprouve parfois une certaine nostalgie : « L’enseignement est ce qui me manque le plus. Apprendre à apprendre est un métier passionnant. Voler, aussi. Je n’ai plus vraiment le temps. Et une dernière chose : me frotter à mes congénères ! J’ai toujours quelques amis universitaires dans mon réseau, mais c’est différent ».
Jorn Werdelin, quant à lui, avoue que bien que très prenant, son ancienne position avait « quelque chose de rassurant, de confortable ». Aujourd’hui responsable de 11 salariés avec son associé Morten Linde, il avoue “ne jamais pouvoir faire de plans au-delà de 24 à 30 mois”.
Plus atypique, Olivier Bernheim concède que ce qui lui manque le plus, « c’est de découper les statistiques de vente en quatre » ! Une élégante manière de dire que le poste de CEO éloigne inéluctablement de la tactique, au profit de la définition de la stratégie générale de la marque.
Electrons libres
Cristina Wendt-Thévenaz
En définitive, lorsqu’une maison horlogère à la chance de pouvoir capturer l’un de ces électrons libres, le risque est de le voir…recouvrer leur liberté.
Pensent-ils déjà à leur nouvelle vie future ? « Pas du tout », répondent-ils en coeur, politiquement corrects. Sauf un, comme d’habitude : Lionel Ladoire. « J’aime le custom, j’aime la belle mécanique, de précision ou non. J’avoue que le monde du custom moto me donne quelques idées ». Avec 40 bougies à souffler dans quelques mois, gageons qu’un nouveau virage se prépare.
L’AUTEUR: OLIVIER MÜLLER