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Bonjour,
J'ai le plaisir de partager avec vous une interview donnée à Géraldine Dulat et parue dans le très beau magazine "Postures" de juin 2011.
Sous la version texte, j'ai mis des captures du magazine et vous pourrez apprécier mes photos de Cassandra Wilson, Sonny Rollins, Ramon Lopez, Ahmad Jamal, Richard Bona, Roy Hargrove, Kenny Barron and last but not least Ornette Coleman.
A bientôt
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Attraper la blue note…
Ambiance feutrée des clubs, sons en goguette, jazzmen
borderline, halo pour le moins élitiste…le jazz est souvent
difficile pour les profanes, plaisant pour les curieux et
une religion pour les addicts qui n’hésitent pas à prendre
des avions pour un festival. Derrière l’ordre bien établi
de sa réussite sociale, le jazz reste wild et férocement
insaisissable.
Par Géraldine Dulat.
Photographe de jazz depuis 2004, Juan
Carlos Hernandez avoue n’être pas particulièrement
attiré par les festivals de jazz qu’il préfère en club. Une musique qui exige
une proximité avec son public et, à fortiori, un photographe reconnu
internationalement. Juan Carlos Hernandez arpente ses nuits et sa focale au
plus près de la note bleue. Entretien.
Si le jazz était un mot, ce serait...
Un mot…Si le jazz devait être un mot, ce
serait le mot « surprise ». Surprise, parce qu’avec le jazz, on ne s’ennuie
presque jamais. Oui, on est presque toujours étonné en live par un groupe qui
joue. Sur scène aussi, car le jazz est vraiment un genre scénique où les
musiciens improvisent et se parlent entre eux. Ils jouent, saisissent et se
renvoient la balle dans ce langage de sons incroyable. Bref, ces musiciens
jouent leur partie et surtout, à la différence du pop-rock, par exemple où tout
le groupe reproduit souvent le morceau enregistré sur le CD, ils ne jouent
jamais la même chose. D’où cet effet de surprise, toujours. L’improvisation est
au cœur du jazz. Elle en est la magie.
Comment photographier la « surprise » sans
l’emprisonner?
La magie de la photographie de jazz est dans
l’attente de l’instant que je veux saisir et, en même temps, dans une certaine
improvisation qui va de pair avec la musique que je capture. J’attends, je vis
l’instant, je sais qu’il va se répéter en mieux, alors j’attends. C’est une
immersion, une sorte d’état second où mon appareil photo devient un instrument
de musique de plus parmi ceux qui s’expriment sur scène. Je rentre dans le
morceau qui se joue et c’est une écoute, un abandon vigilant Je sens, alors,
que quelque chose va se passer : un musicien va prendre un solo, les autres
sont à l’affût pour l’accompagner et lui répondre. Dialoguer, partager... Et
quand on connait bien un groupe et ses musiciens ainsi que leur façon de jouer,
on glisse vraiment dans un moment fusionnel que rencontrent aussi les
photographes avec leurs modèles sauf qu’il s’agit souvent, ici, de sons
impalpables et abstraits.
Qu’est-ce qui déclenche « l’instant
décisif » dans votre travail?
Rien n’est vraiment prédéfini, ni
systématique…si ce n’est de vouloir saisir la circulation magique entre les
musiciens et d’attraper, si je puis dire, le son pour le fixer sur une image.
Rien ne me fait plus plaisir lorsque les musiciens commentent mes photos en
parlant du morceau et du passage qu’ils jouaient alors. On peut aussi la
laisser passer – l’attente, la fameuse- car l’on sait que quelque chose va se
reproduire ensuite. Mon rêve serait de pouvoir photographier sur scène, au plus
près des instruments, mais le public de jazz est quelque peu conventionnel. Il
se sentirait probablement dérangé par la présence d’un tiers. C’est un petit
peu mon regret d’ailleurs, le fait que ce public soit assez figé alors que le
jazz est une musique vivante, vibrante et toujours en mouvement.
C’est vraiment étrange ce climat de dévotion
dans le public pour une musique qui, dès ses origines, a été et reste
profondément subversive. Combien de générations, lorsqu’elles ont compris
l’écriture d’un Charlie Parker, sont alors entrées dans un espace fabuleux de
découverte et de liberté par rapport aux normes plus formatées de la musique
commerciale ? C’est alors un aller simple vers un monde musical souvent sans
retour.
Un éclat de lumière sur un instrument, un
regard du musicien, une composition formelle peuvent-ils devenir le support
visuel d’un son « jazzy » ?
Toute l’atmosphère du jazz, si singulière, est
juste, vraie : c’est un halo autour d’une écriture de sons par des musiciens
qui donnent tout d’eux-mêmes et de leur corps à cet instant. De leur âme
également et donc de leur vécu… Un musicien débarque avec ses émotions les plus
enfouies. Les musiciens de jazz sont, pour beaucoup d’entre eux, des êtres
généreux qui ne se contentent pas de jouer leur partition. Ce sont des artistes
et des créateurs qui laissent leur âme et leur peau, à chaque fois, en prenant
des risques sur scène. Car au-delà de la technique, ils ont des émotions à
transmettre. Je pense à Soon Kim, un jazzmen coréen vivant au Japon, qui, j’en
suis sûr, ne va pas jouer de la même façon dans l’année qui va suivre cet
effroyable tsunami au Japon. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres et c’est un
fait que dès lors que l’on connait de plus en plus ces groupes, une histoire se
tisse autour des photos qui s’enrichissent au fur et à mesure en densité
émotionnelle. La matière de mes photographies est vivante, évolutive et les
artistes le savent, eux, qui me disent : « oh dommage, tu n’étais pas là. J’ai
joué comme jamais… » ( sourire). Ils aiment cette idée que leur travail soit
incarné par une image. Ce qui soit dit en passant est une merveilleuse
reconnaissance de mon travail qui me donne la force de continuer.
Peut-on devenir accro à l’atmosphère du
jazz ? Concerts, after, anecdotes du off etc... et pourquoi ?
Oh oui, et cela grâce aux musiciens qui
offrent une leçon de vie et de maintien fabuleux dans un monde, artistique y
compris, où le sens de l’effort et de la durée a disparu. Ce sont des artistes
qui ne s’envolent dans une émotion parfois sauvage qu’après des centaines
d’heures de répétition technique. Un musicien de jazz répète, répète et répète
encore pour intégrer encore et encore cette technique afin de ne plus y penser
sur scène et laisser surgir le feeling. Ce sont des artistes qui sont un petit
peu hors du cynisme ambiant lié à la célébrité bien que certains d’entre eux
soient mondialement célèbres. Le jazz exige une telle technique à travailler
sans cesse que ses artistes, humbles devant la complexité de leur art, sont
forcément attachants quand on les approche en off. J’aime donc tellement cet
univers que je travaille à côté d’une création esthétique et plastique, à une
documentation visuelle du jazz. Et si je suis à la trace le travail des
musiciens, certains aussi suivent le mien. Nous nous sommes reconnus.
Quels sont les Grands que vous avez
rencontrés de près. En quoi vous ont-ils marqué?
Ornette Coleman, en janvier 2007, a été une
rencontre déterminante. Un shooting chez lui à New York. Les photos ont servi
ensuite pour la promotion de l’obtention de son Prix Pulitzer de la Musique.
C’est à ce moment que j’ai vraiment compris ce mélange entre humilité et pur
génie créateur. Aussi Pete La Roca Sims, qui est un ami et avec qui j’ai
compris beaucoup de choses à travers des discussions en tête à tête ou par mail
et qui m’a fait sortir de l’image d’Epinal que j’avais du jazz jusqu’à lui.
D’autres rencontres, plus brèves, avec, entre autres, Ahmad Jamal et Ron
Carter… autres humbles génies qui donnent tout depuis des décennies.
Peut-on photographier la note bleue?
Cette note bleue est une quête. Je pense
l’avoir frôlée. Dans tous les cas, je m’y approche de plus en plus. Le résultat
de mon premier shooting jazz a été exécrable mais j’ai compris et su, à travers
le plaisir intense que j’y ai pris, que c’est ce que je voulais dans ma vie :
être dans cet espace-temps là. Mon second shooting de concert jazz a donné lieu
ensuite à une très belle photographie et m’a donné un élan inestimable pour un
monde extraordinaire de beauté et de rigueur.
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