Il y a une dizaine d'années de cela, je m'occupais du département d'édition numérique d'une maison d'édition belge. Dans ce cadre, j'avais monté un projet intitulé Babelexpress, soutenu par le programme culture de l'Union européenne, qui mettait gratuitement à disposition du public sur le web, des textes des 103 auteurs européens qui avaient pris part au fabuleux Train de la Littérature durant l'été 2000.
(Il faudra un jour que je prenne le temps de raconter cette merveilleuse aventure de train – je l'avais fait jadis pour le journal Le Soir mais j'ai perdu les fichiers lorsque mon site web a été supprimé par l'hébergeur.)
Chaque auteurs, originaire d'un des 48 pays du continent, du Liechtenstein à l'Islande, de l'Arménie à la Biélorussie, avait écrit dans sa langue maternelle deux textes (cela amenait un total de 57 langues différentes) et ces textes avaient été traduits en russe, espagnol et allemand. Au total, il y avait 4 versions linguistiques des 206 textes, soit près de 800 textes littéraires mis à la disposition du public.
Michael Hart, qui est décédé hier, m'avait contacté lors de son passage à Bruxelles. Il avait eu vent du projet et voulait intégrer ces textes à ceux du projet Gutenberg, qui comptait déjà des milliers de textes, surtout en anglais, à son grand regret, et visait à mettre la littérature à disposition de tous sous format numérique, dans le monde entier.
Nous avions rendez-vous à la Foire du Livre de Bruxelles, sur le stand de l'éditeur pour lequel je travaillais. Souriant, ouvert et très décontracté, il portait quelques sacs en bandoulière autour de son embonpoint très nord-américain, puis des sandales, un t-shirt et un short (au mois de mars en Belgique c'est plutôt rare). Pour le dire simplement, il ne cadrait pas vraiment avec l'image que le directeur de la maison d'édition se faisait du client idéal pour ses livres papier. Après notre conversation, Michael était resté assis à la table : je voyais le directeur de cette petite maison d'édition déambuler autour du fondateur du projet Gutenberg, qui, à ses yeux, faisait tache devant les étals de livres à couvertures glacées et empêchait les clients de consommer.
Après quelques minutes, le directeur s'est approché de Michael Hart et lui a demandé de partir. L'Américain ne comprenant pas le français, l'éditeur a haussé le ton et l'a proprement envoyer promener... ailleurs que sur l'espace qu'il louait pour la durée de la Foire.
Je suis allé présenter mes excuses à Michael pour cette désagréable altercation. Il ne s'en souciait pas trop. Il avait assez de projets en tête pour ne s'embarrasser de ceux qui jugent les gens d'après leur physique, j'imagine. Quand j'ai expliqué au dynamique directeur qui il venait de malmener ainsi, il n'a pas fait mine de regretter son geste. A la Foire du Livre, il n'avait qu'un objectif : vendre des livres.
Lui qui rêvait de devenir un jour le Gallimard belge n'était même pas capable de comprendre l'importance capitale de Michael Hart dans l'histoire du livre. Même s'il dirigeait une maison d'édition numérique, il n'avait pas conscience que sans des rêveurs dynamiques et dévoués comme Hart, son département d'édition en ligne n'aurait même pas été pensable.
Avant toute exploitation commerciale, il y a toujours le travail utopique d'un humain qui imagine ce qui n'existe pas encore et qui, par sa simple pensée, lui donne naissance.
Je pense que bon nombre d'éditeurs, aujourd'hui encore, ne perçoivent pas l'importance du livre numérique et son apport capital en matière de démocratisation réelle de l'accès au savoir et à la culture.
C'était le credo de Michael Hart.
Qu'il repose en paix !
(Photo : Michael Stern Hart et Gregory Newby, cofondateurs du Projet Gutenberg en 2006. Source : Wikipedia)
Et si vous voulez en savoir plus à son sujet, une très belle nécrologie est publiée ici.