Chacun fait la digue avec ce qu’il est, on marche côte à côte, on ne voit rien en entier : c’est ce qui manque qui forme contour, et c’est soi qu’on voit le moins ; on croise, on suit des chemins usés, on ne reconnaît rien : tout s’est effacé ; en se levant le pas dépose une trace, parfois nait là une sorte de rappel – la mémoire des pas sur le béton est faible. On n’est pas sûr de tenir tout entier en soi.
On n’est pas fée, on allume le monde sans prétendre à rien ni rien demander, juste parce qu’on est là, alors qu’on n’espérait qu’un peu d’obscurité, et comme on porte tout ce qu’on voit, dans la lumière le monde s’achemine vers nos épaules, patiemment, irrémédiablement, projetant une ombre immense et noire sur nos propres pieds.
Au bord de tourner en rond, au bord du vertige, à côté du monde troué qui commence – là où mènent les choses ça n’est jamais au même endroit, c’est à côté de soi, à côté d’où on était parti, pour ça qu’on n’est qu’au bord de tourner en rond, revenir en arrière précisément ce n’est pas possible, on se rate. Alors, puisqu’il n’y a rien après, on continue.
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On n’est pas pareil tout le temps, on a passé, on ne revient pas, le corps reste toujours en arrière, on ne choisit pas non plus, le temps de les dire, de les écrire, les mots ils bougent, ils durent
Ludovic Degroote, La Digue, Éditions Unes, 1995 (épuisé), pp. 29 et 32.
Ludovic Degroote dans Poezibao :
bio-bibliographie, prix des découvreurs de poésie, extrait 1, extrait 2, wimereux (parution), Un petit viol (par Ariane Dreyfus), ext. 3, Le Début des pieds