Achmi-Lout aimait à errer le soir, tout seul, dans le grand désert mystérieux. Il sortait furtivement des tentes où la chaleur le suffoquait pour aller sur le sable encore chaud contempler le lever des étoiles et respirer l’air de la nuit.
Il aimait être seul, parce qu’il n’était pas heureux, avec les hommes. Le village, situé tout auprès de Figuig, au fond du Maroc, dans les montagnes des Ksour – le douar, comme on dit là-bas – n’avait jamais connu ses parents, et l’avait recueilli par charité ; il vivait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et n’était bien reçu de personne : on le disait paresseux, quand il n’était que rêveur ; on le disait maladroit, quand, seule, la force manquait à ses membres. Aussi craignait-il la société des hommes, qui sont brutaux, et celle des femmes, qui sont moqueuses.
Mausour, le fils de Kébir, aimait, lui aussi, se promener seul, le soir, sur le sable, mais pour des raisons différentes : aucun, parmi les jeunes gens du douar, ne lui semblait digne de partager ses jeux ; lui seul était le fils du chef, lui seul était Mausour ben Ibrahim ; seuls, les fils des autres chefs auraient pu être ses compagnons ; mais les villages sont trop éloignés les uns des autres pour qu’il leur soit possible d’avoir des rapports entre eux ; aussi Mausour demeurait seul dans son orgueil, dans sa fierté, - et dans son ennui.
Son jeu favori était de lancer des pierres aux chacals qui venaient rôder autour des tentes ; quand il avait réussi à en blesser un, il s’acharnait sur lui, heureux de voir les efforts que faisait le pauvre animal pour échapper à son persécuteur, et suivre la trace rouge qu’il laissait sur le sable derrière lui.
Un soir qu’il s’amusait ainsi, un pauvre petit chacal blessé et affolé vint se jeter dans les jambes d’un jeune garçon, qui errait silencieusement et que, dans sa terreur, il n’avait pas vu.
C’était Achmi-Lout qui, brusquement, se baissa, le saisit dans ses bras et le cacha sous son burnous. Et tandis que Mausour continuait inutilement sa poursuite et s’impatientait d’avoir laissé échapper sa victime, Achmi-Lout soignait le petit animal, bandait sa patte qu’une pierre avait cassée, et le gardait entre ses bras, sur la natte où il passait la nuit.
A partir de ce soir-là, Achmi-Lout eut un ami fidèle et silencieux, qui le suivait partout en boitant un peu et qui, tout comme un bon toutou d’Europe, se frottait contre ses jambes et lui léchait les mains.
Or, il arriva un évènement important qui mit en émoi tout le douar ; le dernier-né du Kébir, la précieuse petite Aïcha était malade d’une maladie inconnue, qui la faisait pleurer jour et nuit et rendait tout jaune son pauvre petit corps, jusqu’alors si beau brun ! Le toubib, appelé en toute hâte, avait déclaré que l’enfant avait la jaunisse (un mot que personne ne connaissait dans le douar) et qu’il fallait ne plus la nourrir que de lait de brebis. Le Kébir et sa femme, consternés, se disaient que jamais le lait de brebis ne suffirait à guérir une maladie aussi grave, et ils avaient appelé le magicien. Celui-ci avait déclaré :
« En ajoutant au nom de l’enfant celui de sa mère, nous trouvons 21 lettres. Ce nombre, divisé par 7, donne 3 ; c’est donc sous l’étoile troisième qu’est née votre petite Aïcha, et ce qu’il faut pour la guérir est une pierre jaune, une topaze. Attachez au cou de l’enfant une topaze, et vous êtes sûrs de la voir guérir. Autrement… »
Et, depuis ce moment, le douar ne songeait plus qu’à la merveilleuse pierre jaune.
Un soir qu’Achmi-Lout se promenait loin des tentes, selon sa coutume, il aperçut le fils du Kébir, Mausour, se promenant seul lui aussi et mélancolique. Et Achmi-Lout se mit à parler tout haut, à son petit ami, le chacal boiteux.
« Vois-tu, Sloughi, disait-il (il l’avait appelé Sloughi, qui veut dire « rapide »), vois-tu ce Mausour qui te jetait des pierres autrefois ; il est poursuivi à son tour, dans le désert, ar ses tristes pensées, comme il te poursuivait , autrefois, à coup de pierres ! Mais où donc vas-tu ainsi ? Où veux-tu me mener ? »
Le petit animal, en effet, s’était mis à courir aussi vite que le lui permettait sa patte plus courte et ne se retournait pas à la voix de son maître. Il s’arrêta enfin devant un monticule de sable qui parut être pour lui plein d’intérêt. Déçu de s’être laissé entraîner si loin pour ne rien trouver, Achmi-Lout se mit à contempler le ciel et ne prêta plus aucune attention au manège de son petit ami.
Celui-ci pourtant, travaillait. Avec autant de conscience qu’en mettent nos jeunes toutous à déraciner dans nos jardins les plantes que nous y cultivons, il grattait, grattait sans se lasser, le monticule de sable. La lune s’était levée et répandait sur le désert sa douce clarté bleue, et Sloughi grattait toujours.
Enfin, Achmi-Lout, se retournant, l’appela :
« Sloughi ! Qu’y a-t-il donc là qui t’intéresse si fort ? »
Puis, tout à coup très intéressé, lui aussi, il se baissa : un rayon de lune venait de faire étinceler à terre quelque chose d’aussi brillant qu’une étoile.
« Tu découvres des trésors, Sloughi ? La pierre précieuse, s’écria le jeune garçon : la précieuse pierre jaune ! »
Et, l’ayant ramassée, il la faisait scintiller sous les rayons de la lune, avec bonheur. C’était, en effet, une topaze. Le monticule de terre était le corps d’un cheval recouvert de sable par les vents du désert. Au cou d’ l’animal, qu’à sa longue crinière Achmi-Lout reconnut pour un cheval arave de la plus belle race, était encore une bride richement ornée de dorures et de pierreries. Mais, parmi tous les joyaux, Achmi-Lout n’en voyait qu’un : la pierre jaune qui devait rendre la vie à la fille du Kébir ;
« Grâce à toi, Sloughi, je vais pouvoir sauver la petite Aïcha, la précieuse ! Ah ! ils ne pensaient pas, dans le douar, que ce serait toi, pauvre petite bête à trois pattes, et moi, le pauvre sans père ni mère, qui rendrions un jour le bonheur au Kébir !
« Le Kébir croira peut-être, continuait-il, tout en se dirigeant vers les tentes, que j’attends de lui une récompense en échange de la pierre rare ? Allah sait bien que pour moi la récompense, c’est de sauver la chère vie de la petite Aïcha, la jolie, la mignonne petite Aïcha ! Mais vois-tu, Sloughi, nous autres qui n’avons rien, on croit que nous ne désirons qu’une chose : être riches ! Moi, si j’avais seulement quelqu’un qui m’aime, je ne désirerais plus rien. Que peuvent me faire la récompense du Kébir ? »
Tout en marchant, il cherchait de manière discrète de mettre entre les mains du Kébir le salut de son enfant, et, tout à coup, il s’écria : « J’ai trouvé ! »
« Je vais, s’était-il dit, donner la bague à Mausour, quand il rentrera de sa promenade dans la nuit. Lui, ne songera pas à m’offrir de récompense. »
Et il alla se poster à l’entrée de la tente du jeune homme et s’assit, le petit chacal entre ses genoux.
Bientôt une forme blanche apparut : c’était Mausour, drapé dans son burnous. Comme Achmi-Lout se levait et s’avançait vers lui :
« Que me veux-tu, lui dit-il avec défiance ? Que fais-tu ici ? Ce n’est pas ta place, sais-tu bien ! Tu m’attendais ? Pourquoi ? »
Mais à ces questions Achmi-Lout ne répondit que par un geste ; il leva vers le ciel sa main droite et la tint devant les yeux de mausour, jusqu’à ce que celui-ci eût aperçu la lueur dorée de la topaze.
Mausour, alors, saisit la main d’Achmi-Lout, se pencha avec anxiété sur la pierre et s’écria :
« Une topaze ! la pierre qui doit guérir Aïcha ! Oh ! je donnerai tout ce qu’il faudra ; demande n’importe quoi, mais il me faut cette topaze ! Que faut-il te donner ? Parle ! »
Et il serrait la main d’Achmi-Lout, à lui faire mal.
« Mausour est fier, songeait le jeune homme ; il est cruel, il est méprisant ; mais il aime sa petite sœur Aïcha. Il est moins mauvais que je ne le croyais. »
Et tout haut il ajouta :
« Celui qui t’apporte cette pierre, Mausour, et qui ne te demande rien en échange, c’e n’est pas : c’est ce petit animal qu’un soir, dans le désert, tu as rendu boiteux à coups de pierre pour t’amuser. Moi, je lui ai sauvé la vie, pour qu’à son tour il sauve celle de la petite Aïcha, la précieuse ! C’est lui qui a trouvé la pierre jaune. Va bien vite la mettre au cou de l’enfant ? »
Et Achmi-Lout, ayant rejeté d’un geste rapide son burnous sur son épaule, s’éloigna sans rien attendre, suivi de son petit ami dont les pas laissaient sur le sable des traces inégales.
Aïcha guérit.
Fut-ce à la topaze d’Achmi-Lout qu’elle dut sa guérison, ou au lait de brebis que le toubib avait ordonné ? Dans le douar, les avis, à ce sujet, étaient partagés. Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que Sloughi ne fut plus le seul ami d’Achmi-Lout, car, à partir de ce moment, le jeune garçon ne quitta plus la tente du chef ; il avait trouvé ce qui lui manquait si fort : une famille et de l’affection. Mausour, dont l’orgueil était vaincu, se plaisait à l’appeler : « Mon frère ! » et gardait une reconnaissance un peu superstitieuse pour la pierre jaune qui avait accompli un miracle.
Mais Achmi-Lout, lui, donnait toute sa reconnaissance à son petit chacal boiteux, son premier ami !
Marie-Louise JEANROY