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Martine Aubry, récidive numérique

Publié le 07 septembre 2011 par Variae

On peut faire des reproches à Martine Aubry, mais force est de lui reconnaître une certaine ténacité. Bien qu’entretenant des relations que l’on qualifiera de fluctuantes, si ce n’est d’hésitantes, avec le monde numérique et les NTIC (qui ont pour particularité de lui avoir à la fois servi de démarrage de campagne et de première grosse sortie de piste, au sujet des réseaux sociaux), elle a organisé, ce mardi, une rencontre avec des journalistes spécialistes de ces sujets. De cette discussion a émergé une proposition fortement commentée et reprise : celle – je parle avec prudence, tout cela n’étant pas très clair – de dépénaliser le téléchargement « illégal » de musique et d’autres contenus culturels, en échange d’un prélèvement d’un euro supplémentaire sur l’abonnement de tous les internautes (« téléchargeurs » ou non). La dépénalisation ne concerne apparemment que les échanges en peer-to-peer, et ce projet exclut donc de sa générosité les sites de stockage d’œuvres piratées, type Pirate Bay. Que servira à financer cette « contribution individuelle à la création » de un euro ? Là les choses sont floues : rien n’en est vraiment dit sur le site de Martine Aubry ; selon le journaliste du NouvelObs, la contribution sera reversée « aux gestionnaires des droits d’auteur dans le cadre d’une aide à la création » ; sur 20 Minutes, on nous parle de financer les droits d’auteur et l’aide à la création, de façon distincte ; selon OWNI rapportant les propos de Christian Paul, tout cela sera élaboré, dans le détail, « step by step ».

 

Martine Aubry, récidive numérique

Soit. Mais à la lecture de cette ébauche de système, quelques remarques me viennent immédiatement à l’esprit.

La première, c’est que le terme de « dépénalisation », s’il est bien confirmé et assumé par la suite par Martine Aubry, est aussi spectaculaire que peu approprié. Il n’a pas été choisi par hasard : il me semble évident qu’il constitue un clin d’œil vers une autre dépénalisation, celle du cannabis (à quelle question, si ce n’est à celle-là, associe-t-on couramment le concept de dépénalisation?). J’imagine qu’il s’agit ici de ratisser large du côté des djeunes cool, ou fantasmés comme tels, et d’assumer un certain libéralisme de mœurs. Pourquoi pas ? Sauf que le parallèle ainsi induit est inopérant. Dans le cas de la dépénalisation du cannabis – et de sa suite logique, la légalisation – on parle de faire progressivement entrer dans le droit commun une économie parallèle qui produit des richesses (le système producteur-acheteur de cannabis). L’illégalité du marché du cannabis est d’abord liée à l’illégalité du produit, et non à la nature des transactions auxquelles il donne lieu. Le problème du téléchargement illégal est exactement inverse : la musique téléchargée est bien légale (sauf peut-être s’il s’agit de hip hop et que l’UMP est au pouvoir …), mais c’est la « transaction » – la copie illicite et son recel – qui pose problème. On ne peut donc en aucun cas comparer les deux problématiques, et si c’est dans ce but que le terme de « dépénalisation » a été choisi, alors il y a, si l’on peut dire, tromperie sur la marchandise.

Deuxième remarque, quant aux implications philosophiques d’une telle proposition. Elle constitue de facto une énorme brèche dans notre concept de propriété, une brèche dont les conséquences dépassent sans doute de très loin les intentions de la candidate. Si je suis son raisonnement, il ne s’agit pas de faire payer un abonnement à tous les internautes en échange d’un accès illimité et formalisé à des bibliothèques de médias prévues à cet effet, mais bien d’exiger d’eux un dédommagement à l’égard des copies illégales qu’on les soupçonne de faire. Si dans la pratique la différence est tenue, elle est conceptuellement majeure. Nous avons un responsable politique qui nous dit : peu importe que vous copiez sur votre smartphone ou sur votre PC le dernier single de DJ Truc sans rétribuer DJ Truc et contre sa volonté ; mais pour vous punir quand même un peu, je vais vous taxer. Et d’ailleurs, il vaudrait mieux que vous piratiez DJ Truc car dans tous les cas, que vous le fassiez ou non, vous serez taxé ! Soit le gravage dans le marbre d’une sorte de zone grise où l’on considère que du moment que vous créez une œuvre qui peut être dupliquée, alors elle appartient de facto à tout le monde, que vous le vouliez ou non, et sans que cela soit légal puisque l’on parle seulement de dépénalisation.

Troisième remarque, quant aux bénéficiaires de la taxe d’un ou deux euros. C’est finalement le point le plus important et il est dommage que l’on n’ait pas plus de précisions à son sujet. Alors construisons à partir des bribes que j’ai déjà signalées. Commençons par le versant « reversement aux gestionnaires de droits d’auteur ». Cela pose la question du reversement consécutif aux ayant-droits. Avec quel processus de répartition ? Le plus logique serait de le rendre proportionnel au téléchargement effectif de leurs œuvres. Mais comment arriver à déterminer cette proportion, sans se livrer à un flicage des internautes pire qu’HADOPI ?

Le volet « aide à la création » n’est pas plus simple à imaginer. Admettons que l’argent de la taxe serve à financer le Ministère de la Culture et, dans le cadre de la décentralisation, les budgets « culture » des collectivités territoriales. Quel lien y aura-t-il entre les œuvres piratées, et les œuvres subventionnées grâce à la taxe ? Parce qu’on peut subodorer un lourd différentiel entre ce que téléchargent les internautes, et les artistes susceptibles d’être subventionnés par des acteurs publics. On risque fort d’inventer un système où le piratage massif de David Guetta « sert » à financer, en bout de chaîne, de la musique savante conventionnée DRAC (qui, elle, ne sera jamais exposée aux mêmes risques de piratage). Encore une fois, c’est un choix que l’on peut faire (voler aux riches pour donner aux pauvres ?), mais il faut l’expliciter très clairement et appeler les électeurs à se décider sur ses conséquences.

Le changement paradigmatique induit par l’avènement d’une culture duplicable sans effort, et à l’infini, est bien entendu tout sauf simple à appréhender pour les responsables politiques, et je n’ai moi-même aucune solution clé-en-main à proposer. Raison de plus pour ne pas se lancer dans une fuite en avant inconsidérée, et quelque peu démagogique. Le système esquissé par Martine Aubry, en dépit de ses bonnes intentions et des points sur lesquels on peut le suivre (comme l’abrogation d’HADOPI), revient au bout du compte à subventionner la création des uns en taxant les téléchargements gratuits que subissent les autres. Les Shadoks n’auraient pas fait mieux.

Romain Pigenel


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