Quand on la chance de pouvoir lire l'espagnol, donc de parcourir les blogs et les revues online qui déploient leurs étranges tentacules de l'autre côté des Pyrénées, on ne peut en effet qu'être frappé par la manière dont l'Espagne intellectuelle, aujourd'hui, est plus que jamais « en travail » et « en dialogue » avec toutes les pensées et toutes les disciplines, sans préjugés de nationalité ou de culture, et en tous cas bien plus fertile et agitée que chez nous. Alors qu'en France, la dite French Theory offre le spectacle un peu déprimant d'un monument sur lequel on ne tente même plus d'enlever la poussière tandis que l'université achève de la digérer lentement, en Espagne les écrivains comme les essayistes surprennent par la manière dont ils se placent en diagonale constructive entre, par exemple, cet héritage français qu'ils ne cessent de relire à la lumière des propres problèmes qu'ils se posent, et toute une tradition anglo-saxonne, partant dans plusieurs embranchements distincts, mais dans lesquels ces mêmes espagnols prennent apparemment grand plaisir à prélever ce qui les intéresse pour faire ensuite jouer les contradictions dans de nouveaux textes (c'est, en quelque sorte, le grand sampling intellectuel dont Eloy Fernández Porta donne ici sa propre version). Il est très symptômatique, à cet égard, que les lecteurs espagnols aient à leur disposition d'excellentes traductions ou éditions du Infinite Jest de David Foster Wallace, ou de l'Atlas Mnemosyne d'Aby Warburg, tandis que le lecteur français, un peu plus déprimé, se dit qu'il va pouvoir se brosser encore longtemps avant d'en voir la première page dans sa langue.
Comme ses collègues, Eloy Fernández Porta ne se sent pas obligé de s'enfermer dans une position intellectuelle déterminée une fois pour toute, une « prise de parti » où la pensée, une fois son cadre déterminé, n'aurait plus l'autorisation de s'échapper. Son livre n'est pas le long fleuve apaisé d'une réflexion qui déroule son fil, impavide et remplie de certitudes ; tout au contraire, c'est un livre-tourbillon, un livre-comète virevoltant, d'une densité roborative, souvent séduisant, parfois déstabilisant dans sa convocation de références par dizaines ; un essai qui a toutes chances de laisser perplexe (mais surtout curieux), tant ses « fusées » constituent un ensemble de montages surprenants, où dans une même lancée peuvent cohabiter aussi bien des réflexions de longue haleine sur les images de la société contemporaine et des processus qui ne cessent de s'y reconfigurer, que des fragments de fiction où le sarcasme et le witz dansent le contrepoint, ou encore des poèmes dont l'ironie donne à la magie noire de ses images saccadées une portée qui relance l'horizon de la réflexion. Le vieil Adorno s'y trouve mis cul par-dessus tête, en compagnie des Watchmen et de Walt Disney, et c'est tant mieux. Dans l'extrait que le FFC vous propose juste ci-dessous, il est question de slogans publicitaires pour des montres, de bande-dessinée, et des temporalités mises en œuvre dans le tournoi de la NBA. Ne croyez pas que ce soient des sujets ingrats ou insignifiants : la gigantesque iconographie des industries culturelles n'est plus un monstre qui nous cerne, c'est un monstre au sein duquel nous vivons, et dans lequel (c'est aussi l'un des buts de Fernández Porta) il nous faut apprendre à vivre et surtout à nous orienter, après avoir maîtrisé les nouvelles « machines de guerre » que requiert notre époque. Pour chaque exemplaire d'Homo Sampler acheté, Adorno chantre du « grand art » opèrera un nouveau tournicotis dans sa tombe : avouez que c'est une bonne raison d'acheter ce livre – une parmi bien d'autres encore !
— Pierre Pigot
Swatchmen ou l'inaccessible montre