Ceux qui pensent trouver, dans le Homo Sampler de Eloy Fernández Porta, un énième essai aussi interchangeable que tous ceux publiés jusqu'ici sur les thèmes de la culture populaire et de ses métamorphoses technologiques dans notre civilisation occidentale, vont au devant de grandes, très grandes surprises. Car si notre compadre François Monti a décidé de le traduire, c'est-à-dire de littéralement le transporter sur la scène intellectuelle française, c'est bien parce que celle-ci risque de s'en retrouver ébouriffée, si ce n'est même contestée dans ce qui doit bien être appelé ses vieilles certitudes.
Quand on la chance de pouvoir lire l'espagnol, donc de parcourir les blogs et les revues online qui déploient leurs étranges tentacules de l'autre côté des Pyrénées, on ne peut en effet qu'être frappé par la manière dont l'Espagne intellectuelle, aujourd'hui, est plus que jamais « en travail » et « en dialogue » avec toutes les pensées et toutes les disciplines, sans préjugés de nationalité ou de culture, et en tous cas bien plus fertile et agitée que chez nous. Alors qu'en France, la dite French Theory offre le spectacle un peu déprimant d'un monument sur lequel on ne tente même plus d'enlever la poussière tandis que l'université achève de la digérer lentement, en Espagne les écrivains comme les essayistes surprennent par la manière dont ils se placent en diagonale constructive entre, par exemple, cet héritage français qu'ils ne cessent de relire à la lumière des propres problèmes qu'ils se posent, et toute une tradition anglo-saxonne, partant dans plusieurs embranchements distincts, mais dans lesquels ces mêmes espagnols prennent apparemment grand plaisir à prélever ce qui les intéresse pour faire ensuite jouer les contradictions dans de nouveaux textes (c'est, en quelque sorte, le grand sampling intellectuel dont Eloy Fernández Porta donne ici sa propre version). Il est très symptômatique, à cet égard, que les lecteurs espagnols aient à leur disposition d'excellentes traductions ou éditions du Infinite Jest de David Foster Wallace, ou de l'Atlas Mnemosyne d'Aby Warburg, tandis que le lecteur français, un peu plus déprimé, se dit qu'il va pouvoir se brosser encore longtemps avant d'en voir la première page dans sa langue.
Comme ses collègues, Eloy Fernández Porta ne se sent pas obligé de s'enfermer dans une position intellectuelle déterminée une fois pour toute, une « prise de parti » où la pensée, une fois son cadre déterminé, n'aurait plus l'autorisation de s'échapper. Son livre n'est pas le long fleuve apaisé d'une réflexion qui déroule son fil, impavide et remplie de certitudes ; tout au contraire, c'est un livre-tourbillon, un livre-comète virevoltant, d'une densité roborative, souvent séduisant, parfois déstabilisant dans sa convocation de références par dizaines ; un essai qui a toutes chances de laisser perplexe (mais surtout curieux), tant ses « fusées » constituent un ensemble de montages surprenants, où dans une même lancée peuvent cohabiter aussi bien des réflexions de longue haleine sur les images de la société contemporaine et des processus qui ne cessent de s'y reconfigurer, que des fragments de fiction où le sarcasme et le witz dansent le contrepoint, ou encore des poèmes dont l'ironie donne à la magie noire de ses images saccadées une portée qui relance l'horizon de la réflexion. Le vieil Adorno s'y trouve mis cul par-dessus tête, en compagnie des Watchmen et de Walt Disney, et c'est tant mieux. Dans l'extrait que le FFC vous propose juste ci-dessous, il est question de slogans publicitaires pour des montres, de bande-dessinée, et des temporalités mises en œuvre dans le tournoi de la NBA. Ne croyez pas que ce soient des sujets ingrats ou insignifiants : la gigantesque iconographie des industries culturelles n'est plus un monstre qui nous cerne, c'est un monstre au sein duquel nous vivons, et dans lequel (c'est aussi l'un des buts de Fernández Porta) il nous faut apprendre à vivre et surtout à nous orienter, après avoir maîtrisé les nouvelles « machines de guerre » que requiert notre époque. Pour chaque exemplaire d'Homo Sampler acheté, Adorno chantre du « grand art » opèrera un nouveau tournicotis dans sa tombe : avouez que c'est une bonne raison d'acheter ce livre – une parmi bien d'autres encore !
— Pierre Pigot
Swatchmen ou l'inaccessible montre
Si on achète une Rolex pour pouvoir sortir le bras de la bagnole et si on acquiert une Viceroy pour attirer les fanas de Julio José Iglesias dans un dancing, pourquoi d'aventure achète-t-on une Swatch ? Nous pourrions avancer une réponse esthéticiste, dans la ligne des précédentes : pour donner un air de samba au costume du boulot, disons, pour pécho des meufs au club nautique, pour perdre vingt ans. En fait, les adolescents qui portent des Swatch m'ont toujours fait penser à des biznessmen qui essayent d'avoir l'air jeune ; ils savent que cette montre, en principe conçue pour eux, s'est transformée en mémento juvénile pour vieux schnocks, et ils la portent donc parfois en signe de maturité prématurée plutôt que pour marquer leur âge véritable – et ils nous montrent que pour être mûr il faut se donner un air de morveux et que plus on est jeune, plus on est vieux. Ce mouvement de temporalités nous indique que le cas Swatch est différent. Sa particularité mérite un commentaire plus approfondi.
Lorsqu'on achète une Swatch, l'objet acquis est bien moins déterminant que l'acte d'achat lui-même. Cet acte, nous le définissons comme une tentative impossible de choisir entre une multiplicité dépourvue de singularités. « Multiplicité » est, en effet, l'impression ressentie par l'acheteur potentiel, écrasé par l'offre de la marque. Dans un magasin, il aura face à lui un capharnaüm de présentoirs, une infinité de modèles très différents dont la seule ressemblance est l'ineffable style kitsch ; une ligne de design qui, pour le dire de manière
borgésienne, « semble prolonger à l'infini les possibilités de la cacophonie et du chaos ». Spectre de couleurs, aérographes et phosphorescences, bracelets asymétriques, aiguilles « déstructurées », profusion insensée d'icônes et de topoï... En bref, le bad painting fait toquante. Sur internet, le paquet de montres se transforme en putain de paquet. La collection printemps-été compte 146 modèles, un design original pour chacun. Et surtout : dans les publicités comme chez les franchisés, il est impossible de voir juste une Swatch. Les modèles sont toujours disposés en rangées martiales et rectilignes, tellement ordonnées qu'elles ressemblent plus à une vitrine de taxonomiste qu'à un supermarché de la montre. On peut alléguer que ce modèle d'offre, et l'effet qu'il provoque, n'est pas exclusif à Swatch. On peut même dire que c'est une condition du marché. Acheter, c'est choisir ; l'acte d'achat implique une affinité élective, et les problèmes de décision font naître une anxiété. C'est vrai, mais Swatch a poussé cette structure à une telle extrémité qu'il l'a transformée en paradigme. En achetant une Swatch, ce que nous emportons vraiment c'est la différence entre le modèle choisi et tous les autres. Pour n'importe quel objet, cette différence est toujours négociée ; c'est par ce processus que se construit l'individualité : je suis moi parce que j'ai acheté ceci (et pas autre chose). Le slogan de Viceroy le dit clairement : « Ce qui compte, ce n'est pas ce que j'ai ; c'est ce que je suis. » Néanmoins, dans le cas qui nous occupe, cette négociation est insoluble. Un objet de valeur peut être comparé avec trois autres de valeur semblable, mais la comparaison entre un objet kitschissime et cent quarante-cinq autres est impossible. En essayant de choisir LE modèle qui nous plaît, nous expérimentons un va-et-vient entre pléthore et pénurie : tous ou aucun. Le display commercial de Swatch frustre le processus d'individuation-par-sélection qui définit la consommation. En premier lieu, nous essayons de choisir en tant qu'acheteurs ; quand nous voyons que c'est impossible, nous nous sentons déplacés vers la position du spectateur, comme si nous nous trouvions dans une expo de mauvais art ; de l'attitude esthétique, nous passons à l'anxiété : liquider toute créature vivante, mettre le feu à l'étalage. Une fois passées ces envies, résigné – que peut-on y faire –, nous achetons. L'achat de la montre est une défaite en règle : ayant découvert l'impossibilité de nous exprimer à travers l'acte d'achat, nous sommes réduits à réaliser un débours mécanique, conscient que cet acte – pure soustraction – ne nous représente en rien. Acheter une Swatch devient une parodie du processus habituel ; la plus grande des ironies étant que le résultat de cette défaite est coloriste, phosphorescent et tape-à-l'œil.
Les Swatch récemment achetées sont le meilleur exemple de ce que Lacan appelait lathouses : ces objets sur la possession desquels nous avons projeté un besoin d'identification qui ne peut être comblé, de telle sorte qu'en les possédant, nous ne faisons que prolonger l'anxiété du manque. La Swatch, c'est l'objet qui manque, même quand on l'a – et même si on en achète beaucoup. Si on peut constater la même chose pour d'autres produits, dans ce cas-ci, la nature même de l'objet donne au phénomène un sens supplémentaire : la montre, cette chose qui dit s'il est tard ou s'il est tôt. Toute la logique que nous venons de décrire est une expérience de la temporalité. Quand j'essaye de choisir une montre adaptée à mes goûts, je teste ma propre théorie du temps, ma propre relation avec lui : montre classique, vieille, digitale, illustrée, muette, avec des caractères cyrilliques. Tous ces modèles forment un profil de l'acheteur, plus ou moins conscient, plus ou moins sérieux – certains ont plusieurs montres, qu'ils utilisent selon les occasions, pour distinguer travail et loisir –, mais qui est toujours, même par accident, identitaire. Dans le monde de Swatch, cette identité a disparu. Devant la vitrine du franchisé, je recherche ma temporalité particulière, et initialement, on dirait que je ne peux que la trouver – il ne manquerait plus que ça : les designs sont joyeux et vivants, l'offre est illimitée. Mais dans le processus de choix impossible, je prends petit à petit conscience qu'il n'y a pas de temps pour moi ; ici, il y a toutes les montres sauf la mienne. Je découvre donc que « ma temporalité », si elle existe, n'est rien d'autre qu'une variante impersonnelle de toutes les autres. Mais l'offre de la marque suisse n'est pas dissuasive : elle est euphorique. Shop 'til you drop : achète jusqu'à ce que t'en crèves, jusqu'à ce que tu tombes dans les pommes. Dans la société de consommation, quelle que soit l'heure, c'est Swatch qui l'indique.
Watchmen ou les gardiens des heures
Si le citoyen-en-tant-que-consommateur est un homme Swatch, qui fait tourner l'aiguille ? L'ordre social ainsi établi peut être défini à partir du double sens du mot watch : « montre », mais aussi « surveiller ». L'horloger en tant que gardien : sans aucun doute, la référence aura rappelé au lecteur l'œuvre qui a le mieux exprimé cet état des choses : la série d'Alan Moore et Dave Gibbons Watchmen. Dans ce roman graphique, tout tourne autour de notre thème, même l'époque de sa réalisation, au début des années 1980, dans le contexte d'un renouvellement intégral des comics de superhéros dont la philosophie pourrait être comprise comme une tentative d'arracher la figure du sauveur des brumes éternelles et immortelles où l'avait placée Stan Lee et de l'amener au maintenant. Ce maintenant, c'est celui de la politique contemporaine et de la guerre froide, thème central de l'œuvre des gardiens, mais aussi celui des discours qui permettent de parler de la condition actuelle, comme la psychanalyse dans le Batman de Frank Miller ou l'art contemporain dans l'Elektra de Bill Sienkiewicz.
Dans le cas qui nous occupe, l'écriture de Moore construit le groupe de superhéros comme des Cronos de notre ère, chacun se battant pour imposer à ses compagnons et aux civils un sens particulier de l'avenir. Deux cases inoubliables nous présentent le cadre dans lequel se déroule l'histoire. La première : l'horloge arrêtée à minuit moins deux ; la seconde : l'horloger qui jette les engrenages par la fenêtre. Une horloge symbolique qui définit la période historique de l'aventure : la crise nucléaire du moment culminant de la guerre froide ; une horloge matérielle qui parle de l'obsolescence : l'artisan professionnel décide d'abandonner son travail dès qu'il découvre l'existence de l'énergie nucléaire. Entre ces deux temporalités, les protagonistes se battent pour être les maîtres du présent. Le plus sanguinaire, le Comédien, est un mercenaire qui vit dans le temps de la bataille, dans toutes les guerres livrées par son pays. Enragé par l'humiliation du Vietnam, l'ex-combattant déplace dans la rue la logique du conflit policier dominant : dans les bas-quartiers, le Vietnam n'est pas fini. Le Comédien affronte à plusieurs reprises le seul véritable superhéros de la série, le seul à être doté de superpouvoirs : le Dr Manhattan, un être dont l'organisme a été modifié par une expérience nucléaire. Fils de l'horloger que nous venons de mentionner, Manhattan travaille comme super-employé du gouvernement. Sa capacité à se déplacer dans l'espace et dans le temps le pousse à adopter une attitude mi-cynique, mi-zen. Son dédain pour les problèmes du présent – « je ne peux pas changer le futur ; j'y suis déjà » – est rendu manifeste par ses escapades dans un palais de cristal construit sur Mars, version SF des retraites spirituelles beat. Une troisième temporalité est exprimée par le personnage de Ozymandias, qui n'a pas de pouvoirs : c'est un surdoué qui rêve éveillé d'un nouvel empire universel, sur les traces d'Alexandre le Grand. Contre toute attente, Ozymandias parvient à prendre l'ascendant dans le groupe. Son plan : une fabuleuse conspiration grâce à laquelle il parvient à faire croire que la Terre a été attaquée par une force extraterrestre, de sorte que le besoin de s'unir contre l'ennemi extérieur vienne à bout de toutes les luttes intestines. Mais celui qui est peut-être le personnage le plus important, c'est Rorschach, enfant traumatisé, petit dur outlaw et justicier sociopathe qui patrouille dans les rues, se débarrasse des violeurs, botte des culs, bref qui s'occupe des problèmes des gens réels. De toute la superbande, Rorschach est le seul qui vit dans le temps immédiat, dans le grondement et l'affrontement au jour le jour, contre la fripouille du quartier, sans trucs ni mensonges : sa défaite finale est aussi celle du réalisme tel qu'il fut un jour compris.
Watchmen réunit et oppose les divers modèles de temporalité qui configurent le pouvoir public : le rêve impérial, la guerre factuelle, la guerre « universelle ». Il en résulte une politique conspiratrice où ils finissent tous par être soumis au délire messianique et rédempteur d'Ozymandias. Ce processus est souligné par l'évolution de Rorschach, personnage odieux qui se transforme en victime propitiatoire. Rorschach incarne le drame de notre époque : l'insuffisance du temps réel face aux temporalités construites. Son rôle dans le groupe, toujours plus marginalisé, le lie à une autre icône de l'œuvre : le naufrage. De tous les gardiens, c'est lui qui devient arbitre, dans le curieux sens que ce mot a récemment acquis. Arbitre : la seule personne de tout le pays qui n'a pas pu voir s'il y avait un penalty, parce qu'il vit en direct et ne dispose pas des moyens techniques pour revoir les phases de jeu. Abandonné par l'Ange de la Moviola, le Watchman qui refuse de conspirer se transforme ainsi en naufragé de cet océan sans boussole ni proue que nous appelons « le temps réel ».
Showtime ou l'épique égalisée
L'individu en tant qu'acheteur de Swatch et le grand manitou en tant que gardien sont les acteurs d'une œuvre où le plus con fait des montres : la durée est gérée et prévue, avec la collaboration de tous. Cette gestion du temps est un processus si complexe qu'il ne peut être expliqué qu'au moyen d'un modèle allégorique représentant ses qualités, et qui, sans être absolu, est tout de même suffisamment étendu. La description de la temporalité actuelle sous forme d'allégorie a été tentée de manières très diverses. Une métaphore mécanique : le temps est un autobus qui ne peut s'arrêter et doit circuler à une vitesse fixe, parce qu'on y a collé une bombe qui explosera au moindre changement de rythme. C'est l'idée du film de Jan de Bont, Speed, que Fredric Jameson proposa comme exemple caractéristique de ce qu'il appelle la fin de la temporalité, c'est-à-dire le remplacement du progrès par un continuum. Ma propre proposition est aussi visuelle et systémique, et consiste à prendre pour allégorique une forme particulière de contrôle, très typique de notre époque : une compétition sportive.
La NBA n'est pas seulement un championnat ; c'est aussi un mécanisme qui a développé et popularisé une manière d'expérimenter la temporalité. On peut la définir en premier lieu comme la forme contemporaine d'un mécanisme traditionnel : la narration épique. De la chanson de geste au cinéma de guerre, les histoires d'agôn et d'apothéose introduisent dans la vie quotidienne un devenir distinct. Le citoyen transformé en soldat accroît, sur le champ de bataille, ses qualités civiques ; le sens de l'actualité se radicalise dans le maintenant du combat corps à corps ; le courage de l'individu devient éternel dans le martyrologe ; l'horizon du progrès national se verbalise grâce aux harangues et aux sermons dans la tranchée. Les soldats, en somme, synchronisent leur montre sur celle des généraux. Pas seulement à l'instant du conflit : comme l'a signalé Antonio Monegal, il existe un ensemble de procédés destinés à anticiper le combat et à le rendre plausible : des jeux belliqueux et séries enfantines jusqu'aux récits médiatiques qui, même en temps de paix, servent à présenter provisoirement au citoyen la possibilité de ce temps promis.
On ne manque pas de guerres, mais on en a appliqué les leçons au domaine du sport. En ce sens, la NBA offre une source d'enseignements et de modèles. En première instance, le temps de la NBA pourrait être interprété comme une forme de plus de la temporalité médiatique spectaculaire. Showtime : cette compétition s'est transformée en spectacle conçu pour la télé dans les années 1980, époque à laquelle l'entraîneur des Los Angeles Lakers, Pat Riley, utilise ce terme pour désigner l'âge d'or de son équipe. Temps morts demandés par les sponsors (et pas par les entraîneurs), répétitions en direct des phases clés, énormes changements à la dernière minute... et, surtout, une formidable gestion du chrono : en huit secondes, le tableau d'affichage change trois fois ; pour le dire comme les sorcières de Macbeth, « the battle's lost and won ». Il semblerait donc que le championnat de basket-ball ne parle que d'instants éphémères, comme s'il nous donnait l'opportunité de contempler notre quotidien en gros plan sur la Moviola. Néanmoins, cette façon de fabriquer le temps affecte deux de ses dimensions : l'instant et la durée.
Le vocabulaire de la NBA est riche en expressions qui désignent l'heure de vérité : Buzzer-beater (le tir décisif d'un match, à l'instant où la sonnerie finale retentit), killer instinct (l'instinct du tueur, la gagne), Crunch Time (le moment crucial). Cette dernière, dans laquelle on retrouve le nom d'une marque de barre chocolatée, désigne une catégorie esthétique : le comportement du joueur dans les moments décisifs, dont le prototype est le « Captain Crunch » ou roi des fins de matchs. Décomposé en une infinité de moments de vérité, le jeu se transforme en un temps épique paroxystique, sans interlude ni transitions, qui n'a pas d'équivalents. Ceci explique le dédain nord-américain envers le football, cette temporalité champêtre et on-a-tout-notre-temps qui ne semble jamais finir – « Mais c'est toujours zéro à zéro ?!? » – et dont le moment décisif peut survenir dès les premières actions du match. Le culte du buzzer-beater est épique : c'est une forme de plus de la chronologie guerrière, version sportive du killing time qui, au Vietnam, s'appelait précisément mad minute. C'est pourquoi dans la NBA, à la différence de ce qui se passe chez nous, les joueurs ne peuvent pas se débiner quand ils ont perdu un match : même s'ils se sont pris une raclée de trente points, ils sont contractuellement obligés de rencontrer les journalistes, d'abord au bord du parquet et ensuite dans la salle de presse, de sorte que la confession au débotté du perdant – « nous avons manqué de caractère, de nerf, de cran », etc. – est la version contemporaine du discours in articulo mortis, dans lequel le guerrier défait, sur le point de mourir, recouvre sa dignité en reconnaissant la grandeur de l'adversaire et en laissant ses dernières paroles pour la postérité. La mort subite génère des héros du nœud gordien, tels que Dirk Nowitzki, mais aussi des étoiles spectrales, telles que Robert Horry, qui somnole toute la saison avant de surgir tel un deus ex machina dans les derniers instants des playoffs. La version la plus connue du buzzer-beater est frivole et spectaculaire : le lancé désespéré et à l'arrache depuis l'autre côté du terrain – coast to coast – qui tombe dans le panier comme il aurait pu terminer dans les gradins. Mais sa forme la plus pure est l'action finale bien menée : voilà un travail d'équipe, efficace et ordonné, dans lequel le Captain Crunch se montre humble serviteur du récit épique.
Trois ou quatre matchs par semaine ; de longues tournées au cours desquelles chaque équipe dispute plusieurs rencontres en terrain adverse ; une succession d'affrontements contre des équipes voisines. Il y a toujours un match en jeu : les émotions d'après rencontre durent à peine quelques heures. Il y a peu de temps pour célébrer ou sortir de ses gonds ; à la différence de ce qui arrive en Europe, la presse sportive ne peut pas se délecter pendant une semaine entière des avatars d'une action. La meilleure équipe perd à domicile contre la plus mauvaise ? C'est éphémère : le prochain match les remettra à leur place. Les quatre-vingt-deux journées de la saison régulière sont sujettes à un temps égalisé, dans lequel les différences de qualité – et les émotions même – se diluent dans la continuité. Les équipes les plus faibles peuvent perdre cinquante ou soixante fois par an, mais même ainsi, elles parviennent toujours à connaître une héroïcité momentanée. Dans les rankings, on fait autant attention aux séries qu'au nombre total de victoires : ce qui compte maintenant, c'est ce qu'a fait une équipe au cours des dix derniers matchs, et pas ceux qu'elle a gagnés depuis le début de la saison. Le temps égalisé de la NBA est une réponse à la temporalité dramatique des ligues « continentales », où le format compétitif – un seul match par semaine – rend les résultats plus prévisibles, les émotions plus névrotiques et les commentaires plus rhétoriques. La réponse est aussi pieuse, car ce travail sur la temporalité véhicule une morale protestante : même dans un contexte agnostique et spectaculaire, la qualité la plus appréciée est la constance.
En résumé, la NBA connaît deux horaires simultanés : celui de la minute folle (je vais tout péter !) et celui de la durée pieuse (le chemin pour mériter la Gloire du Seigneur est encore long). En combinant deux chronologies si différentes, la ligue présente un modèle de moralité combiné. En effet, il en émane deux codes éthiques différents et en apparence incompatibles. D'une part, l'éthique de la minute folle, où la virtuosité technique est combinée à l'opportunisme dépourvu de scrupules, le sauve-qui-peut et l'ardeur-guerrière-pas-de-quartiers. That's the spirit ! : c'est cela – il est à peine nécessaire de le dire –, l'esprit du compétiteur dans le capitalisme. C'est comme ça qu'il faut être ; là-dehors c'est la jungle ; ce pays n'est pas fait pour les naïfs. Mais ce moralisme manifeste est modulé par une deuxième morale, implicite, cette fois, selon laquelle chaque minute dingue de chaque match est séquencée et portée dans un continu « civilisé ». Au long des presque cent rencontres que finissent par disputer les deux équipes finalistes, le sens de l'instant est dilué et modéré par un culte des qualités permanentes : être persistant, être patient, cirer le banc avec résignation, passant ainsi, avec une persévérance chrétienne, de troisième meneur à vedette : tel est le discours utilisé pour expliquer les progrès de José Manuel Calderón chez les Raptors. Il ne serait pas de trop de demander : qu'est-ce que voulez que je foute ? Je dois être un ambitieux opportuniste, le couteau entre les dents ou un pieu réserviste qui prie pour l'équipe pendant les temps morts ? D'une certaine façon, celui qui se pose vraiment cette question ne peut pas vivre la temporalité NBA, qui est l'image la plus parfaite du temps mercantilisé. Parce que ce qui définit ce Temps™, c'est qu'il doit être accepté par le Swatchman et organisé comme s'il était naturel par les Watchmen. En effet, exister dans ces temps implique de toujours agir en pleine minute folle comme si la somme de ces instants était un temps de promission religieuse – ou, si on préfère, être un soldat du buzzer-beater sans cesser de se comporter de manière civique et pieuse. Ces deux formes de temporalité sont complémentaires. Si nous ne vivions que dans la seconde, nous serions trop d'hier ; toujours dans la première, nous serions trop d'aujourd'hui. Par la combinaison des deux, nous sommes prêts à sortir dans la rue, à acheter, à concourir et à aimer.
Homo Sampler, culture et consommation à l'ère Afterpop paraît chez Inculte le 07 septembre 2011.
Traduction François Monti, (c) éditions inculte 2011