Portrait d'Ambroise Thomas vers 1885
Quand on connait un texte et que l'on découvre enfin son adaptation à l'opéra, on est à la fois impatient et inquiet... Va-t-on retrouver les scènes qui nous ont tant bouleversées ? La musique sera-t-elle à la hauteur du génie de Shakespeare puisqu'il s'agit de lui ? Sur celle-ci, on peut avoir des réserves, car Ambroise Thomas (1811-1896) même s'il était naguère, souvent comparé à Verdi, ne mérite plus aujourd'hui les mêmes éloges. Mais après tout, Shakespeare n'a aucune raison de se se plaindre, puisque les plus grands compositeurs (Verdi, Mendelssohn, Prokofiev, Sibelius, ou Britten) ont su par leur divine musique, rendre hommage au maître. En revanche, pour le reste, on peut à bon droit être scandalisé. Rappelons qu'Ambroise Thomas, amplement décoré par l'Empire finissant, crée son opéra en 1868, en ayant confié à Michel Carré et Jules Barbier le soin de rédiger le livret. Ils appellent le fruit de ce travail, "Hamlet"... Or, en regardant l'opéra, tel qu'il fut donné à Barcelone (au Gran Teatre del Liceu) en 2003, avec Simon Keenlyside dans rôle du héros mélancolique, et Natalie Dessay dans celui d'Ophélie, on a du mal à retrouver la pièce originale du plus célèbre des britanniques (après James Bond bien entendu).
Delacroix, Hamlet et sa mère (et Polonius caché...)
En premier lieu, il y a dans "Hamlet", un personnage capital: c'est Polonius, le grand chambellan, à la fois conseiller et confident du nouveau roi et directement responsable du changement d'attitude d'Hamlet vis-vis d'Ophélie. C'est lui en effet, qui demande à sa fille de ne plus voir son amant, et d'interrompre la relation épistolaire qu'ils entretenaient jusqu'alors. Docile, elle accepte. Si bien que le prince par dépit (mais pas seulement) deviendra de plus en plus haineux et grossier à son égard. Or chez Ambroise Thomas, Polonius n'intervient plus dans l'intrigue, c'est un figurant muet comme un maquereau. Dès lors, comment comprendre le brusque revirement du prince qui un jour chante à Ophélie "tu peux douter de la lumière, (...) mais ne doute pas de mon amour...", et le lendemain lui conseille de rejoindre le couvent ? Encore plus grave, Ambroise Thomas fait l'économie du meurtre (accidentel) du même Polonius. Dans la chronologie de la pièce, c'est ce meurtre suivi de la disparition du corps de son père qui conduit Ophélie sur les rives de la folie. A l'opéra, on relie de façon exagérée le suicide d'Ophélie à sa rupture sentimentale avec le héros. Si bien qu'à la fin de l'opéra - dans cette mise en scène -, on voit Polonius, que Shakespeare avait déjà fait disparaitre, assister aux funérailles de sa fille...
Hamlet par Delacroix, 1821
Dans un article du New York Times, publié l'année dernière, Patrice Caurier prétend que la comparaison des deux oeuvres est inepte, et défend cet opéra, en arguant qu'on ne faisait jamais ce genre de procès au Don Giovanni de Mozart, lequel s'était pourtant considérablement éloigné des versions antérieures: “It’s absurd to compare the two,” he said. “I’ve staged the play as well as the opera, and they are very different works. After all, you don’t go to ‘Don Giovanni’ expecting it to faithfully reflect Tirso de Molina, Molière or Pushkin. Besides, if you really wanted to hear all of Shakespeare’s words set to music the opera would last 16 hours." Certes, on peut trouver des différences entre le Dom Juan de Molière et l'oeuvre de Mozart, mais elles ne me paraissent pas fondamentales et surtout la psychologie du personnage reste identique. Alors qu'ici, Ambroise Thomas s'ingénie à faire du héros de Shakespeare, un véritable lâche. Dans cette vision, ce manque de courage expliquerait le peu d'empressement qu'il a précisément à venger la mort de son père. Pour nous montrer la couardise du héros, une scène restitue le "duel" entre Laërte (le frère d'Ophélie) et Hamlet: recevant un coup de poignard qui le blesse gravement, ce dernier profite du bruit provoqué par le cortège funèbre, pour filer à l'anglaise... En outre, le dénouement est tout aussi tragique chez Molière et Mozart (avec l'arrivée du Commandeur et la mort du séducteur impénitent), alors qu'ici, on choisit à nouveau de trahir le texte original: le spectre en deus ex machina, revient sur scène pour la troisième fois, et retenant les bras de son frère, il permet à la vengeance de s'accomplir. Hamlet le pusillanime enfonce sa dague dans le ventre de l'imposteur et récompense suprême: le héros tragique ne meurt pas ! A l'instar de Gluck, qui dans un opéra que je qualifiais de chrétien, sauvait Orphée et Eurydice, Ambroise Thomas nous offre également un "happy-end".
La pièce de théâtre jouée devant le roi Claudius
Si Polonius est biffé, Hamlet caricaturé, Claudius a perdu toute l'ambiguité qui faisait indubitablement la richesse du personnage. Alors que dans la pièce, il n'avoue jamais le crime dont on l'accuse, à l'exception de la fameuse scène de la prière (mais que l'on pourrait discuter), chez Ambroise Thomas, Claudius n'a de cesse de mettre en garde son épouse Gertrude, contre la tentation de tout révéler à son fils. "Il ne sait rien...", lui dit-il à maintes reprises, pour la rassurer. Alors que le lecteur de la tragédie se demande constamment si Claudius est le véritable criminel, ici on nous simplifie la tâche, on rase les aspérités, on ampute le texte de son caractère équivoque. En un mot, on lui retire arbitrairement son mystère, l'essence de son charme. Hollywood avant Hollywood. Les librettistes s'arrogent donc le droit d'extrapoler, de faire dire au personnage ce qu'il ne dit pas, en lui prêtant des réactions qu'il n'a pas. Prenons l'exemple de la fameuse scène où Hamlet invite des acteurs à jouer devant le couple royal et la Cour, "le meurtre de Gonzague". L'idée n'est pas de distraire Claudius, mais de profiter de l'émotion suscitée par la pantomime, pour lui faire avouer l'inavouable. On constate que le piège fonctionne merveilleusement, Claudius est bouleversé. Sauf que dans le texte de Shakespeare, Claudius ne réagit pas à la pantomime. Il reste muet (c'est un mystère de plus évoqué par Pierre Bayard dans un essai brillantissime sur "Hamlet"). En revanche, à la pièce de théâtre qui suit, il ne peut s'empêcher de réagir vertement en condamnant le spectacle. On attribue donc au personnage, un comportement qu'il n'a pas eu. C'est un contresens de plus. En somme, l'opéra d'Ambroise Thomas est, qu'il s’agisse des personnages principaux, de l'intrigue, ou de la restitution des scènes, une trahison sur toute la ligne.