Éditions Antidata
Cequi est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peuconfiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sursa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de sesmots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travaild’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc,à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre lafiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment sonrapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.De cerapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrasedu recueil, qu’il prend bien soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’uninterlocuteur censé le conseiller : « Écrireune forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. »La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant trèsémouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain :« et si je ne faisais, en fait, quejouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants,avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtesde conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés enmanière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas àl’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit,n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs allerjusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité,ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussiconstituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’unconteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur éméritesde François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettréqui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique,par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sapropre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité.D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumercomplètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura unpeu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelquechose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, oud’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblementtourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nousarracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace duvieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de soncheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voirepolitique.
Cesera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de biend’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicitéà la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet estde ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, unecouleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuventavoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux,entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourired’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loindu brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et lescœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et trèshumains travers.
Resteque nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au termed’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, dequoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autantque son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sangqui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaisepour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique.Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant,incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aisenulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà deses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux,de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont BertrandRedonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine.
Découvrir ici le blog de Bertrand Redonnet