«Addiction à Internet», «Amertume» et «shopping excessif» pourraient devenir des troubles du comportement.
Si la carrière florissante de Madeleine Wickham nous a appris une chose, c’est bien que l’addiction au shopping rapporte. Sa série consacrée à «L’accro du shopping», écrit sous le nom de plume «Sophie Kinsella», est bien connue de toutes les amatrices de «chick-lit». La comédie romantique «Confessions d’une accro du shopping», première d’une longue série d’adaptations (avec Isla Fisher dans le rôle-titre), a rapporté plus de 100 millions de dollars dans le monde. Le film n’est pas franchement hilarant, mais son message tient debout: aimer s’acheter des vêtements élégants n’est pas une pathologie; c’est un style.
En se demandant avec beaucoup de sérieux (et un certain amateurisme) si le shopping effréné est ou non une maladie mentale, l’Association américaine de psychiatrie («American Psychiatric Association», ou APA) semble en passe de perdre de vue cette distinction. La cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux («Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders», ou DSM), réalisé par l’association, est prévue pour paraître en 2012. L’APA ne décide pas que du sort des accros du shopping: elle se demande également si l’utilisation abusive d’Internet, l’activité sexuelle «excessive», l’apathie et l’«amertume» prolongée peuvent être considérées comme des «troubles mentaux». Avis aux Américains : si vous passez des heures à surfer sur le Web, si vous faites plus souvent l’amour qu’un psychiatre vieillissant ou si vous n’arrêtez pas de vous plaindre du gouvernement et de ses dépenses injustifiées, prenez garde! Vous faites peut-être partie des 48 millions de malades mentaux que compte déjà notre pays; du moins selon l’APA.
Comment l’Association procède-t-elle pour déterminer à partir de quel moment un pleurnicheur normal bascule dans le trouble mental, ou pour préciser à partir de quel stade l’activité sexuelle devient «excessive»? Mystère. Derrière les portes de l’APA, à Arlington (Virginie), les subtilités du débat doivent donner quelques maux de tête aux spécialistes. Débat qui, comme nous allons le voir, a même fait l’objet d’une prise de bec publique…
Est-il encore normal d’être anxieux et amer après la perte d’un emploi? Peut-on encore soupirer en songeant au faible niveau de sa retraite? Si l’APA ajoute l’ «amertume post-traumatique» à la liste des troubles mentaux dans la prochaine édition de sa bible diagnostique, ce sera simplement parce qu’un petit groupe de spécialistes de la santé mentale juge que leurs contemporains ne devraient pas accorder trop d’importance à ce genre de problèmes.
Le Normal et le Pathologique
L’affaire donne à réfléchir, et elle peut aussi faire douter de la sagesse des rédacteurs de cette nouvelle version du manuel. L’association ne peut pas clairement définir le moment où un comportement donné (se sentir mal suite à un coup du sort, par exemple) bascule du normal vers le pathologique. Pour ceux d’entre nous qui suivent le débat avec intérêt (et d’aussi près que l’association le permet), parler des révisions du DSM revient à faire la chronique d’une catastrophe annoncée. Le problème, c’est qu’il est difficile d’en savoir plus: tous les rédacteurs ont signé un contrat qui les empêche de parler de leur activité.
Quand il a fait son apparition, en 1952, le manuel diagnostic de l’APA n’était qu’une édition fine, à spirale, qui se contentait de faire l’inventaire de troubles caractéristiques des années cinquante: «comportement passif-agressif», «instabilité émotionnelle», «personnalité inadéquate»… Le manuel n’était alors qu’un simple guide pratique de la psychiatrie; il n’avait pas encore la prétention d’être une liste exhaustive de tout ce qui touche de près ou de loin à la santé mentale. Prétention acquise en 1980, avec la publication de la troisième édition («DSM-III»), qui répertoriait déjà plus de 100 troubles mentaux (plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs encore contestés). La «personnalité inadéquate» n’avait pas complètement disparu; elle avait été remplacée par le terme «troubles de la personnalité mixtes, atypiques ou autres» (ce qui ne faisait, de fait, que compliquer les choses). Plus effrayants encore: la «personnalité évitante», le «trouble oppositionnel avec provocation», et la «phobie sociale». Aux dernières nouvelles, ce dernier trouble concerne les personnes ayant peur de manger seules en public et redoutant «l’humiliation et l’embarras». Le DSM renferme d’autres pépites : l’ «intoxication à la caféine», le «trouble du calcul», le «problème relationnel dans la fratrie» ou le «frotteurisme» (ou «acte de toucher et de se frotter contre une personne, généralement par surprise, dans le but d’en retirer une excitation d’ordre sexuel»).
Le DSM actuel recense trois fois plus de troubles qu’il n’en contenait en 1952, et il est sept fois plus long que la première édition. Rien ne dit que les douzaines d’ajouts récents soient scientifiquement recevables. Robert Spitzer, rédacteur de deux précédentes éditions, dont celle qui a officiellement validé le «trouble de stress post-traumatique», a récemment admis que ses collègues étaient maintenant dans l’obligation de «sauver le trouble de stress post-traumatique contre lui même».
Devant ses membres et les médias, l’APA prétend que sa méthodologie est rigoureuse et basée sur les faits; qu’elle s’en tient aux données et aux essais sur le terrain. Mais le simple fait que l’APA ait réuni un groupe de travail pour plancher sur l’ «amertume», l’apathie, le shopping excessif et l’addiction à Internet démontre, comme l’a dit Allen Frances (qui a dirigé le groupe de travail du DSM-IV) au magazine Psychiatric News le mois dernier, que le DSM-V «fait fausse route». «Je ne pense pas qu’ils comprennent l’étendue des problèmes qu’ils sont en train de générer. Et je crains qu’ils ne soient pas assez ouverts d’esprit pour faire marche arrière», a-t-il déclaré.
Méthodes secrètes
La procédure employée par le DSM-V, le secret entourant le travail d’élaboration du manuel et la compétence de ses membres ont soulevé un bon nombre d’interrogations. Parmi les sceptiques, Frances et Spitzer se font particulièrement entendre. Dans une lettre ouverte, ils réprimandent les dirigeants de l’APA, leur reprochant d’avoir institué une «mentalité de forteresse rigide». «Les problèmes répétés [que nous avons observés]… nous ont forcés à intervenir publiquement», ont-ils ajouté.
L’absence de transparence est leur inquiétude première. En juillet dernier, Spitzer a mis en garde les lecteurs de Psychiatric News: selon lui, le voile de mystère entourant les révisions du manuel a atteint une épaisseur sans précédent, et la situation est alarmante. Il a cité le contrat que les participants au projet sont obligés de signer, dont voici un extrait:
«Je m’engage, pendant la durée de cette mission et après celle-ci, à ne pas divulguer, fournir, ou mettre à disposition de qui que ce soit, et à ne pas utiliser de quelque façon que ce soit … une Information Confidentielle. Je comprends que le terme « Information Confidentielle » comprend tout Travail de Recherche, manuscrit non-publié, brouillon et tout document en prépublication, compte-rendus de discussion, correspondance interne, informations sur le processus de développement et toute information écrite ou non-écrite, sous quelque forme que ce soit, qui émane de (ou qui se rapporte à) ma tâche au sein du groupe de travail de l’APA. »
L’APA prétend que ce paragraphe n’avait pas pour but d’exclure les contributions de collègues intéressés par le projet ou d’interdire de donner des informations aux médias (nous les attendons toujours, soit-dit en passant!). Le président de l’APA et le vice-président du groupe de travail du DSM-V ont fermement écarté toute critique visant le secret entourant la rédaction du manuel. Ils affirment, contre toute évidence, que la procédure est «un modèle de transparence et de coopération». Selon eux, le contrat aurait été conçu pour protéger la propriété intellectuelle des auteurs. (Le DSM est déjà sous copyright). Mais le contrat engage le signataire au-delà de la publication du DSM-V; pour le respecter, les participants doivent garder pour eux l’ensemble de leurs brouillons, notes et fiches de travail. Nous ne saurons donc sans doute jamais pourquoi et comment «amertume», colère et addiction à Internet sont devenues des troubles du comportement. Une telle zone d’ombre était prévue de longue date, sinon, l’APA n’aurait pas fait des pieds et des mains pour que le contrat soit respecté. Quand Spitzer a demandé à consulter les minutes des premières discussions, l’APA lui répondit que si elle lui fournissait, elle serait dans l’obligation de les mettre à la disposition de tous.
Les objections de Frances furent suivies d’une lettre ouverte à l’APA (signée de Frances et Spitzer). Extrait : «Si vous n’améliorez pas rapidement le processus d’évaluation interne de la DSM-V, les critiques venues de l’extérieur vont se multiplier. Une controverse publique de ce type remettrait en question la légitimité même de l’APA, qui pourrait alors cesser de réaliser les DSM: un scénario que nous voulons tous éviter.»
Les malades qui s’ignorent
Spitzer et Frances s’opposent farouchement à deux propositions d’ajouts au nouveau manuel: les diagnostics dits « pré-seuils » et « pré-morbides ». Les deux termes soutiennent la théorie dite «de l’embrasement»: certains psychiatres pensent en effet qu’il est possible de prévenir une maladie mentale chez l’enfant et le nourrisson bien avant l’apparition des premiers symptômes. En pratique, comme l’a rapporté le St Petersburg Times en mars dernier, des psychiatres de Floride ont, en 2007, administré des psychotropes non-approuvés par la Food and Drug Administration à 23 enfants de moins d’un an. Ils ont poursuivi leurs essais sur 39 bambins âgés d’un an, 103 de deux ans, 315 de 3 ans, 886 de quatre ans et 1801 de cinq ans. Et ce pour la seule Floride. On frissonne en songeant à tout ce qui peut se passer dans les autres Etats.
En octobre 2005, Darrel Regier, alors directeur médical adjoint de l’APA, l’avait dit à la Food and Drug Administration lors d’un comité consultatif, (et la théorie de «l’embrasement» nous le rappelle): selon l’APA, 48 millions d’Américains souffrent déjà de troubles mentaux. Les diagnostics «pré-seuil» et «pré-morbides» «pourraient ajouter des dizaines de millions de malades» à cette liste, selon Spitzer et Frances. «La majorité d’entre eux seraient des faux positifs, qui s’exposeraient alors inutilement aux effets secondaires et aux dépenses liées au traitement.» Si l’APA persiste dans cette voie, en 2012, elle pourrait considérer que les maladies mentales touchent… la moitié de la population du pays.
Spitzer et Frances en concluent qu’«en s’évertuant à accroître la sensibilité diagnostique, le groupe de travail du DSM-V est restée insensible à des risques d’importance: multiplication des faux positifs, médicalisation à outrance des personnes normales, et banalisation du concept même de diagnostic psychiatrique.» Spectaculaires accusations, venant de spécialistes qui, à eux deux, ont supervisé l’ajout de plus de 150 troubles du comportement au manuel en vingt-quatre ans.
Au regard de son passé et des critiques de deux anciens rédacteurs du DSM, est-il normal que l’APA puisse prendre des décisions d’une telle importance sans avoir à rendre des comptes? Si rien n’est fait pour redresser le tir, l’ «amertume» deviendra un trouble de la personnalité d’ici trois ans. Et certains jours, je me dis que je devrai alors sans doute me compter parmi les malades mentaux.
Christopher Lane
Traduit par Jean-Clément Nau
© Confessions d’une Shopaholic, d’après le roman de Sophie Kinsella.
http://www.slate.fr/story/8667/le-delire-diagnostic-de-la-psychiatrie-americaine
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