Supplice de lycée ou révélation à la littérature, Le Rouge et le Noir reste une lecture marquante et ambitieuse. Ce qui la rend ardue, c’est un faisceau de lectures possibles : on peut lire Le Rouge et le Noir comme un grand roman d’amour, comme une critique acerbe de la société de 1830, qui se veut grandiose mais n’est préoccupée que de petitesses, ou comme un roman d’initiation au monde mondain.
L’amour passionné s’incarne dans le personnage sublime de Mme de Rênal. Femme de trente ans, mariée au maire, ce noble qui ne l’est que par son mariage mais qui est si fier de l’être, et mère protectrice et aimante de trois enfants. Cette femme va naître à l’amour, et sa passion passera par tous les extrêmes : du bonheur insouciant aux déchirures profondes, en passant par tous les sacrifices. Mathilde de la Môle mène une lutte plus combative face à ces sentiments inconnus et contraires à son orgueil de jeune fille née pour devenir duchesse. Mais la passion qu’elle éprouve pour Julien est tout aussi sacrificielle : elle finit par piétiner son rang, alors que son amour n’est plus partagé. Et Julien, dans tout ça ? il aime, à partir du moment où il oublie son orgueil et son ambition, c’est-à-dire quand il est certain d’être aimé cent fois plus en retour. Il ne s’abandonne complètement à la passion que lorsqu’il est vraiment lui-même, à la fin du roman.
Ces amours passionnées sont sans cesse entravées par une société étriquée dans laquelle chacun s’efforce de se comporter et de réagir « comme il le convient » à son rang ou à celui qu’on brigue. C’est la société de 1830 dans laquelle les romantiques se mortifient, et qui, après une enfance pleine de rêves entretenus par les conquêtes militaires de Napoléon 1er, se retrouvent pris au piège d’un monde honteux des extravagances impériales et qui s’est empressé de rétablir la hiérarchie sociale cloisonnée que la Révolution avait mise à mal. En Province, les parvenus manigancent pour destituer le mieux parvenu qu’eux. Monsieur de Rênal contemple avec fierté les multiples murs de son jardin, et le parapet de la promenade de Verrières qu’il fait construire pour le bien de tous, et sur lequel de multiples plaques lui rendent hommage… Valenod, enrichi par la direction de l’hospice de charité, fait taire les misérables bénéficiaires de cet asile lorsque leurs chants troublent son dîner. Même ceux qui sont normalement les garants d’une intégrité, les prêtres, sont hypocrites, calculateurs et comploteurs. Ainsi, le séminaire devient l’école de l’hypocrisie. Ceux pour qui la spiritualité a encore un sens positif, l’abbé Chélan à Verrières, puis l’abbé Pirard, à Besançon et à Paris sont jansénistes, et à ce titre, persécutés par leurs pairs. Dans la capitale, la haute société s’ennuie dans ses convenances qui nivellent tout acte ou remarque spontanés. Mathilde passe pour un électron libre dans cet univers mondain ; mais les libertés qu’elle prend sont aussi le fait de son éducation et de son rang : il est aisé d’être franche et impertinente quand on se situe au-dessus de tout. Cependant, Mathilde s’ennuie d’autant plus que ses idéaux sont très chevaleresques. Son idole est Marguerite de Navarre, cette femme amoureuse qui a fait embaumer la tête de son amant et l’a transportée sur les genoux à travers la France pour l’enterrer de ses mains…
Face à cette société qui n’offre aucune perspective au peuple, Julien n’a qu’un but : prouver qu’un fils de charpentier vaut bien un duc. La voie militaire qu’a empruntée si brillamment Napoléon, le héros de Julien, ne permet plus l’ascension sociale, en temps de paix. Il reste la carrière ecclésiastique, la soutane noire, après l’uniforme rouge de l’Armée impériale. Mais d’abord, Julien commence par endosser le costume sobre du précepteur, pour les enfants du maire et de Madame de Rênal. Sous le regard tendrement ironique du narrateur, Julien met en place une stratégie de séduction digne de l’idole impériale, pleine d’exploits quasi-militaires : oser retenir la main de madame de Rênal dans la sienne, une victoire de taille ! Ces premiers calculs, souvent cyniques seront remplacés par une vraie passion, pure et sincère, dès que Julien aura la certitude d’être aimé.
L’initiation à l’amour se poursuit à Paris, auprès de Mathilde. Mais ce n’est qu’en prison que Julien osera être vraiment lui-même, c’est en prison, dans la cellule du donjon, que Julien se sentira vraiment libre comme Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme, comme Meursault dans L’Etranger de Camus.
Le Rouge et le Noir est finalement un roman d’initiation où le héros, un vrai héros plein de romanesque, apprend à vivre dans une société déliquescente, privée de panache depuis la chute de Napoléon, et sans idéal à défendre, aucun avenir satisfaisant à espérer, et malgré cela, atteint le sublime.
510 pages env.
Billet écrit par une lectrice du BàL