La mise en page est à l'avenant dans sa mobilité typographique et spatiale, imperceptiblement mais sûrement déportée dans une forme picturale et calligraphique qui retient l'attention. Ne contribue-t-elle pas à édifier le sens, mimant, par exemple, la proximité ou la distance ?
Poème après poème, les ordres de la taxinomie se succèdent dans la rigueur de leurs classes revisitées par la liberté un brin déclassificatrice du point de vue.
D'envolées en voltiges du lexique, chemin faisant, nous découvrons une multitude de noms d'oiseaux comme autant d'évocations-invocations.
À l'occasion chamaniques, ces rythmes parfois obsessifs, entêtants toujours, se profilent comme un décalque possible du mouvement invétéré de l'oiseau. La picturalité de la page se donne alors comme un rendu possible de la spatialité échue aux volatiles.
Cependant, dans ces "jeux" subtils, l'oiseau est plus que lui-même, il est également sa propre histoire. Car chaque poème s'étoile de notations, anecdotes historiques ou littéraires nous signalant les aléas de la temporalité. Espèces disparues, accidents notables, nécrologies, cocasseries des circonstances, préjugés et qualités s'insinuent dans le poème.
À cette aune, une prenante densité symbolique se déploie à mesure que le lecteur s'avance dans ce livre inclassable.
La forme, justement, n'était-elle pas également introduite par le thème de l'"augure" ? L'oiseau n'est-il pas tout aussi divinatoire, haruspice ? Saurions-nous l'ignorer ?
Dans cette mesure, le recueil devient la prophétie de sa forme de liste zébrées, en séries trouées, psalmodiées, juxtaposées, cousues, apparentées, contaminées.
Érodé ou non, l'effet de liste renouvelle la surprise de l'énoncé avec humour, sensibilité et fraîcheur. Le bonheur d'un l'équilibre "architectonique" amalgamant la prodigieuse diversité des segments dont le recueil est pétri séduit.
Selon les logiques du chant et d'une forme de prière étrangement laïque, chemin faisant, les fragments et autres lambeaux finissent par composer un recueil fortement unitaire. Dans lequel la déchirure, le saut et l'envol soudain valent paradoxalement comme une continuité tangible. De poème à poème, distance, réitération et différence font toujours bon ménage.
La décontextualisation incessante d'espèces, sous-espèces en variétés fait paradoxalement allusion à une superposition immédiate de chaque poème sur tous les autres pour asseoir une unité incontestable. Car le recueil se développe en revenant sur lui-même dans une région - entre terre et ciel ? - où l'objectivité comme taxinomie et le rêve comme liberté poétique s'entrelacent. L'arborescence des accumulations et de l'encyclopédisme des citations dialoguent toujours.
Peu à peu, le ravissement inassignable des si nombreux coups d'aile qui nous capturent s'impose comme un épos dans lequel l'espace s'anagrammatise dans l'espèce. Une identité de l'un avec l'autre est, l'air de rien, subtilement posée.
La transcendance se trouve alors résorbée dans l'immanence. L'impersonnalité du discours renvoie non pas à la subjectivité univoque de l'un mais bien à la multiplicité plurielle de l'espèce. Tel est, semble-t-il, le fond (méta ?)politique de l'ensemble. Qu'on pourrait vraisemblablement envisager comme un surgeon spinozien. Celui de l'épopée d'un règne valant comme métaphore de tout organisme vivant, si adroitement de plain-pied avec les préoccupations de l'époque. L'espèce s'envisageant comme son propre sujet. Cette identité du sujet de l'épopée et de son objet pointe un haut niveau de conscience, attesté dans l'évidence de sa preuve. Et dans lequel l'effacement du scripteur s'opère sans afféteries inutiles. Mais, plutôt, comme un simple effet de sa matière palpitante. À méditer. Et à méditer encore.
Sur un mode implicite, ces implications du discours poétique s'accompagnent naturellement d'une réflexion de qualité sur l'écriture.
À l'aube de la tradition occidentale, et tout particulièrement chez les poètes du dolce stil nuovo, le motif de l'oiseau s'est affirmé comme un thème majeur. Souvenons-nous un instant d'une image récurrente : " et les oiseaux chantent en leur latin".
Le "latin" des "oiseaux" joue ici comme un équivalent, certes extérieur mais en miroir, d'une recherche verbale dont l'altérité foncière, perçue à travers ce même thème, apparemment décentré et purement ornemental, guide souterrainement le mouvement d'écriture. Pour constituer l'organisme poétique dans une autonomie symétrique, celle de l'universalité d'un "latin" incident, seulement assimilé à un langage poétique nouveau.
Dès le titre de son recueil, la taxinomie dans laquelle Fabienne Raphoz puise sa matière et son langage, reproduit cette attitude, comme d'une "hauteur nouvelle", pourrait-on dire après Andrea Zanzotto.
De fait, le vocabulaire ainsi sélectionné ne doit rien, ou si peu, au locus communis puisqu'il se veut avant tout nom propre. Nom propre à entendre également comme propriété spécifique de toute vie. Échappant ainsi à la trivialité du lexique d'usage, cette masse ramifie et voltige de page en page pour tout simplement asseoir une forme de langue nouvelle, nécessairement ressentie par le profane tout à la fois comme néologistique et néanmoins familière. Le langage de la taxinomie, égal à lui-même et autre que lui-même dans l'usage qu'en fait le poète, se change "simplement" en langage poétique inouï. Ce n'est pas le moindre mérite d'un recueil aussi original qu'ambitieux.
Omen numen. En savoyard, Raphoz, signifie séraphin. Tout à la fois humain et ailé, paré d'un tel nom, le poète n'était-il pas prédestiné pour mener à bien pareille entreprise, si notoirement aérienne ?
[Philippe Di Meo]
Fabienne Raphoz :
Jeux d'oiseaux dans un ciel vide, augures,
Éditions Héros-Limite,
213 p. ; 20 Euros