Magazine Humeur
Le texte sur Anonymous décrit assez bien le phénomène mais ne laisse malheureusement apparaître qu'en creux ses limites ou ses faiblesses.
Plus ennuyeux, pour penser la nouveauté, il ne nous offre que des outils relativement archaïques, laissant de côté ce que cette "conspiration des égaux" nous révèle sur notre époque... non pas tellement en terme de changement ou de nouvelle ère, mais plutôt de l'assez belle permanence d'un idéal démocratique fort ancien.
Un idéal, dont le capiteux parfum d'aliénation nous oblige à rappeller que la citoyenneté, les droits démocratiques, le "un qui compte pour un", ne sont en dernière instance, dans les métropoles impérialistes, que le masque illusoire de la dictature du capital.
Vouloir plus de liberté, plus de droits pour les hommes et les femmes ce n'est pas renforcer la fiction d'une égalité dans le ciel de la citoyenneté, même si nous nous battons rigoureusement pour l'application de ces droits et pour leur extension, mais lutter pour que cette unité se réalise concrètement par l'abolition des classes et par une lutte résolue contre la division sociale du travail.
Celle qui envoie une partie de l'humanité fabriquer des ordinateurs dans les bagnes ouvriers pour que d'autres, et parfois les mêmes, mais un peu moins et moins souvent, puissent tapoter sur leurs claviers. Il faut se battre pour un meilleur salaire ou contre l'arbitraire mais penser la situation c'est avoir une stratégie et désigner l'ennemi, l'appeller par son nom et ce nom-là ce n'est pas la finance, l'oligarchie, la dictature des marchés ou d'une poignée de puissants... C'est le capital anonyme qui façonne chaque rouage de la société à son image pour lui permettre de s'élargir et de reproduire l'exploitation.
Résumons l'idée à la mode : la technique permettrait de créer une communauté de citoyens et d'égaux, perpétuellement mouvante... qui serait à la pointe des révolutions de demain. Plus de prolétariat et plus de bourgeoisie, l'internet fera ce que Bayrou, la constitution de l'URSS de 1936 ou la charte du travail de Pétain... proclament ou ont proclamé avoir réalisé.
Dans les faits, le texte pose simplement la question de la possibilité ou non d'une application radicale de la démocratie et des droits démocratiques, il projette dans le cyber-espace cette possibilité de réaliser ou de mener à son terme les promesses des révolutions bourgeoises passées. Parce que ce n'est ni plus ni moins que de cela qu'il s'agit. Où est la modernité?
Il n'est d'ailleurs pas certain que cette possibilité existe réellement autrement que comme un miroir aux alouettes, mais il s'agit d'un débat d'une toute autre portée, particulièrement aïgu d'ailleurs au regard de ce qui se passe dans le monde arabe. Encore une fois il ne s'agit pas de nier la permanence de la question démocratique mais de comprendre que la démocratie en suspension cela n'existe pas. Nier les classes ou la lutte des classes, c'est simplement être du bon côté de la barrière. Les nier en voulant seulement étendre la démocratie formelle... C'est être du demi-bon côté.
Parce que pour en arriver à ce point de la démocratie sans rivages, comme toujours chez les champions de l'innovation, le texte ne peut poser à aucun moment cette fameuse question des classes sociales, alors que la technique justement n'est pas neutre, qu'elle n'est pas en dessous ou au dessus d'elles, mais qu'elle est elle-même façonnée par les rapports sociaux (cf Badiou ou Althusser et le remarquable "sur la reproduction").
Que l'on ne se méprenne pas les Anonymous et les hackers qui s'en prennent au capital, comme de nombreuses personnes qui se battent radicalement ici et qui meurent, dans certains pays, pour l'idéal démocratique, sont des alliés de la révolution, mais ils ne sont pas la révolution.
Ils peuvent aider les opprimés, les prolétaires de Marx, ceux qui ont viré les Ben Ali comme ils en ont viré d'autres, à réaliser leurs objectifs, mais c'est encore ces derniers qui sont les plus aptes à les définir et à poser la seule question qui vaille d'être posée : celle du pouvoir et du but à atteindre.
Une alliance se polarise ou elle n'est que soumission. Et, là encore, c'est dans les usines que l'on mesure ce qu'une révolution change ou pas et c'est également là que se trouve le véritable potentiel révolutionnaire... Puisque les exploités, en se libérant, ne peuvent que libérer toutes les autres couches ou classes, y compris celles qui font silence sur l'existence de l'exploitation ou qui ne dénoncent que ses "excés".
Tout autre débat sur la modernité ne peut servir qu'à broder quelques motifs innovants ou bigarrés sur leurs linceuls, parce que la bourgeoisie, qui a, elle, bien conscience de sa propre existence donc de sa discipline, sait depuis quelques temps déjà, tout à la fois que le pouvoir est au bout du fusil et que la politique commande à ces fusils.
C'est à cette question qu'il faut répondre : quelle politique devons nous mettre en oeuvre et comment? Quelle direction du mouvement pour le mener à son terme, pour renverser sur la terre ferme la céleste démocratie citoyenne et pour construire l'égalité de tous et de toutes dans tous les domaines? Quelle base d'appui et quelle discipline ?
Il ne s'agit donc pas de refuser de prendre en compte l'absolue nouveauté des situations que nous vivons, mais de les prendre en compte réellement dans ce qu'elles ont de radicalement nouveau... et cela suppose, d'avoir une grille de lecture et d'analyse qui aille un poil plus loin qu'une version radicalisée du premier amendement de la constitution des Etats-Unis d'Amérique passée à la moulinette de la cyber-révolution...
N.D