La mort se nourrit de sucres; Le malheur se nourrit de nos freins; Notre souffrance se nourrit de notre passé.
Notre passé est notre présent que l’on gâche; Nos freins sont les actions que l’on réprime; Les sucres sont les désirs que l’on assouvit en vain.
Depuis deux mois et demi, j’ai arrêté d’écrire dans une frénésie de connaissances nouvelles, dans de nouveaux rôles que j’ai enfin obtenus à force de sacrifices. Les vacances méritées sont arrivées et il est temps de reprendre le chemin de la philosophie, de mon activité intellectuelle si chère à mon cœur. Je reprends donc ma lecture / écriture à propos d’un bonheur qualifié de désespérément. Mais en préambule à cette note, j’ai une pensée pour David Servan-Schreiber qui a lutté pendant vingt ans contre les sucres de son cancer au cerveau, pour un bonheur en acte livré à la connaissance de l’humanité toute entière, comme un magnifique exemple de courage. Vivre est finalement une somme de courages. Il n’est pas question seulement de bonheur, mais de réalisations, car vivre c’est pouvoir agir. Que nous soyons malheureux ou que nous nous persuadons de vivre dans le bonheur, vivre est la lumière de la matière qui brise l’obscurité du néant infiniment plus obscur que l’ignorance. David a brisé un peu cette obscurité pour lui-même et pour tous ceux qui se trouvent dans sa situation.
André Comte-Sponville dans « Le bonheur, désespérément », page 31 : « Il me semble, malgré toute l’admiration que j’ai pour eux, que Platon, Pascal, Schopenhauer ou Sartre poussent, comme on dit familièrement, le bouchon un peu loin… Nous ne sommes pas malheureux à ce point. Que nous soyons moins heureux que les autres ne le croient ou que nous ne faisons semblant de l’être, c’est entendu; mais aussi malheureux que nous devrions l’être si Platon, Pascal, Schopenhauer ou Sartre avaient raison, malgré tout, non, me semble-t-il, ou en tout cas pas toujours. C’est qu’entre le bonheur attendu (‘Qu’est-ce que je serais heureux si… ‘) et le bonheur manqué, autrement dit entre l’espérance et la déception, entre la souffrance et l’ennui, il y a une ou deux petites choses que Platon, Pascal, Schopenhauer ou Sartre oublient, ou dont ils sous-estiment gravement l’importance. Ces deux petites choses, c’est le plaisir et c’est la joie ». À la recherche du bonheur pourrait faire une suite « à la recherche du temps perdu », mais je je n’ai pas le talent de Proust ni le sentiment d’urgence du fait de la maladie qui sourde dans les veines. Même si je vis quand même ma vie intensément, car je sais qu’elle est courte. En tout cas, je refuse une recherche désespérée du bonheur, même si nous verrons plus tard qu’il ne s’agit pas de désespoir mais plutôt d’un bonheur débarrassé de l’espérance. Je n’ai pas non plus une espérance du bonheur, un bonheur à tout prix. Je le vis de manière simple, comme il arrive, en décelant la part de bonheur en toute situation. La vie n’est ni blanc ni noir. Il ne s’agit pas de se voiler la face, mais de donner un bon coup de balaie aux mauvaises choses de la vie afin d’alléger notre fardeau déjà trop lourd de nos envies et de nos espoirs, pour ne garder que le meilleur (« Only the very best », chanted Peter Kingsburry). Comme je le dis souvent, je n’ai aucune mémoire pour ces choses-là. Ce serait comme garder la boue qui se colle à mes chaussures sur le chemin de l’existence alors qu’il y a tant de fleurs à cueillir – je pense que vous m’avez compris, j’arrête les exemples – et, c’est pourquoi je trouve ce passage dans les propos d’André Comte-Sponville si intéressant parce qu’ils dénotent un peu du début, dans un sursaut de prise de conscience. Il me permette de réagir à mes propres sentiments internes et me redonne la joie d’écrire à nouveau. Plaisir et joie, dans une existence bornée par la fatalité de la mort et les tiraillements du réalisme comme briseurs de rêves. Inéluctablement faire face à ces deux exigences qui nous rappellent ce que nous sommes réellement, de simples mortels, des animaux évoluées, dotés d’intelligence, un don et un fardeau à la fois.
« Or, quand y a-t-il plaisir ? Quand y a-t-il joie ? Il y a plaisir, il y a joie quand on désire ce qu’on a… « , on voit poindre la thèse du renoncement ou de la seule satisfaction possible dans l’instant présent. Je rappelle que même interdire d’interdire est une interdiction, que la seule solution réside dans la pleine conscience rendue possible par un apprentissage de la vision profonde, c’est-à-dire dans la compréhension des mécanismes de la vie et dans un enseignement qui élargit l’esprit plutôt qu’il n’encombre par des manques ou des déceptions refoulés. « … ce qu’on fait, ce qui est : il y a plaisir, il y a joie quand on désire ce qui ne manque pas ! » C’est indéniablement une bonne leçon de vie, une piqûre de rappel à se rappeler pour revenir à son île intérieure, à son véritable soi. « Quelle est l’erreur commune – malgré tout ce qui les sépare – de Platon, Pascal, Schopenhauer ou Sartre ? Leur erreur est la suivante : ils ont confondu le désir et l’espérance », André Comte-Sponville a donné divers exemples qui permettent de comprendre que « ce sont deux choses différentes, liées bien sûr, mais différentes ». Comme je le dis souvent, si deux mots semblent exprimer ou désigner la même chose, c’est que le point de vue est différent ou que cette chose a deux aspects légèrement différent en cherchant bien. Parmi les exemples que cite André Comte-Sponville, il y en a un que je trouve très éclairant est celui-ci : « essayer un peu de parler en désirant un mot que vous prononcerez tout à l’heure, vous n’en direz des nouvelles ». Cet extrait montre que l’on peut désirer des choses qui ne nous manque pas puisqu’alors que l’on parle il ne nous manque pas d’interlocuteur sinon on ne parlerait pas et ces mots qui sortent de notre bouche nous désirons les dire même si on peut regretter très vite de les avoir dits. De plus, il fait remarquer à ses interlocuteurs (je rappelle qu’il s’agit d’une conférence retranscrite) qu’ils sont libres de partir et que, s’ils restent à l’écouter, c’est qu’ils le désirent alors qu’il ne peut pas leur manquer puisqu’il est bel et bien présent. Donc, quelques soient leur motivation ou les contraintes présentes, ceux qui l’écoutent désirent suffisamment pour rester quand même et cela sans manque. Maintenant, je rajoute que le désir n’est pas séparé de l’espérance, il est alors plus intense mais de moindre qualité. Toutefois, vivre sans intensité, ce serait comme vivre sans intelligence, sans lumière, sans l’exubérance de la vie. Il y a un temps pour tout et seule une certaine compréhension permet de ne pas trop en souffrir. D’ailleurs, la souffrance est aussi un mal nécessaire que je ne prône ni ne rejette. Le bouddha dans sa grande sagesse a connu une longue période d’extrême abstinence avant de comprendre que ce n’était pas sa voie. Cette période lui était nécessaire pour trouver une voie médiane, plus adaptée pour atteindre l’éveil. C’est le danger des extrêmes, car ils se cachent même au bon milieu des choses les plus communes. Une vision élargie, sans cesse en cours d’apprentissage et de remise en question, est une sagesse. Et cette sagesse perfectible doit savoir être souple et ferme en même temps. Pour ce faire, elle acquiert l’énergie de toutes choses sans en dépenser en lutte inutile, elle est intelligemment économe. Elle doit garder son libre arbitre pour être capable de s’imposer si besoin. J’ai comme image immédiate le Tai Chi, doux et efficace, mais d’un perfectionnement sans fin. Nous verrons dans une autre note comment André Comte-Sponville définit l’espérance pour en extraire le plaisir et la joie. Si l’espérance n’est pas très saine, il n’en reste pas moins ces deux piliers pour un bonheur qu’il qualifie de « bonheur en acte » a contrario d’un bonheur que l’on s’impose sans en maîtriser les évolutions positives ou négatives. Il distingue donc un bonheur fondé sur l’espoir d’un bonheur qui prend ses racines dans la joie de vivre et la capacité de tirer à profit des plaisirs qui jalonnent notre existence. Finalement, j’ai donné en quelques phrases les clefs de la compréhension du titre de cette transcription.
13 août 2011