Lorsqu’elle pose le pied dans le caniveau, son corps bascule vers l’avant et à l’instant où son autre jambe s’avance sur la chaussée, je la tire vers moi de toutes mes forces en la saisissant sous les bras. Elle lâche son sac en hurlant :
- Au voleur !
- Enfin, Madame, vous n’allez pas traverser au rouge !, lui dis-je en ramassant son sac sans la quitter des yeux.
Son visage est parcouru de rides où je lis une indignation féroce et comme je lui tends le sac, elle sourit brusquement.
- Vous alliez vous faire renverser !, dis-je.
Elle me glisse un merci, son regard flotte un instant, elle bat des cils, des passants nous bousculent, je la perds un moment derrière le rideau d’imperméables et de manteaux de ce début d’automne, puis je la retrouve à quelques mètres, courbée contre un réverbère, fourbue, reprenant son souffle :
- On va prendre un taxi.
- Mais…
- Ne discutez pas. Arrêtez un taxi ! crie-t-elle.
- On n’est pas à Paris !
Des bus, des voitures passent si près de nous qu’aucune parole ne peut l’atteindre.
- On va boire un coup ! , dit-elle en me prenant subitement le bras.
- Vous n’aviez pas de canne ?
- Non mais, dites-donc, pour qui me prenez-vous, jeune homme ? Je ne suis pas …
- Excusez-moi !
- Ce n’est rien , fait-elle en s’appuyant sur mon avant-bras qu’elle tapote de l’autre main. Ne vous formalisez pas de mes petites colères. Je suis comme ça, déformation professionnelle. Tant de responsabilités, si vous saviez !
Je lui tiens la porte de la brasserie du bout des doigts et elle se glisse à l’intérieur, désigne une place près de la vitre embuée qui donne sur le boulevard. Avant même que je sois installé, elle clame d’une voix forte en direction du comptoir :
- Une menthe à l’eau pour moi et un ballon de rouge pour le jeune homme !
- Du Brouilly, ça ira ? me demande le serveur du fond du bar.
- Très bien, très bien, lance-t-elle.
Elle ajoute dans un souffle:
- Le Brouilly, ça va vous retaper, vous êtes blanc comme un navet !