Je remarquais néanmoins que chacun écrit dans un style et une forme radicalement différents. La première a pris la plume presque immédiatement après le décès de sa mère alors que le second a laissé s'écouler une vingtaine d'années après la mort des siens. Elle a fouillé la réalité. Il a cherché à la fuir. Elle a mené une enquête. Il a laissé affleurer les souvenirs. Elle se tourne vers la nuit. Il scrute les levers de soleil.
L'un comme l'autre ne sont pas écrivains de métier. Ils ont commencé à écrire alors qu'ils exerçaient une profession exigeante, en termes d'horaires ou d'implication. Quand on a la discipline de démarrer sa journée à 5 heures du matin devant un clavier cela augure forcément qu'un jour ou l'autre on cèdera à l'autobiographie.
Delphine de Vigan avait déjà beaucoup livré d'elle-même dans ses précédents romans avant de nous offrir un vibrant hommage à la mémoire de sa mère. De son coté Jean-Philippe Blondel nous avait offert une joyeuse récréation en nous racontant ses heures passées dans la classe G 229 où il officie en qualité de professeur d'anglais. Il a suivi un long chemin d'écriture, publiant presque une dizaine de livres avant ce dernier pour arriver à la conclusion que, désormais, il espère en avoir fini avec les hommages.
Je vais aujourd'hui m'attarder sur son livre qui se lit d’une traite, à vitesse constante.
Ce n’est pas parce qu’on est écrivain que la vie exempte des malheurs. Loin de là. A croire que leur accumulation est même une promesse de faire carrière en littérature. Jean-Philippe Blondel a perdu brutalement sa mère et son frère sans atteindre encore le pire. Survient la mort d’un père violent (très) dont on ne sait pas trop si la mort brutale est un malheur supplémentaire ou une délivrance. A-t-il bien réalisé qu’il était un pion sans avenir dans ce jeu de massacre qui ne prévoyait qu’un gagnant ?
Sans doute puisqu’il ironise avoir gagné devant le cercueil de son père (p.46). Mais la victoire est autant traumatisante que la perte. S’agit alors de s’aérer les neurones. Quand certains fuient dans les tâches ménagères ou ingurgitent de l’alcool, Jean-Philippe Blondel avale les kilomètres.
Lui qui n’a pris aucune photo, ne voulant conserver aucune autre trace que celles qui s’incrustent dans la mémoire, (p.124) réussit à nous faire revivre son périple californien en maniant le stylo comme s’il regardait dans le viseur d'un appareil photographique. Après (l’enterrement) pendant des jours et des jours, c’est blanc, noir, blanc – je reste surexposé. (…) j’évolue dans un monde Noir et Blanc – de longs travellings entrecoupés de pertes de conscience. Et nous, on pense à Stranger than paradise.
Je cale ses yeux (du notaire) dans les miens. Il parait que j’ai un don pour ça, pour choper le regard et ne plus le lâcher, comme s’il s’agissait d’une paire de couilles. Il parait aussi que, dans mon regard, il y a une sauvagerie qui estomaque. Nous restons comme ça une minute, sans parler. Et puis je lâche du lest. Je lâche tout mon lest. Je dis oui. A tout.Aidé de son copain Samuel, Jean-Philippe liquide les meubles et les objets, dont il dresse un inventaire à la Prévert sans perdre de vue le profit qu’il pourra en tirer, un jour, en les faisant revivre dans un roman (p.62). Une fois riche, il court s’acheter le disque de Lloyd Cole. Il devient lui-même une des chanson de l'album, Rich et ne vise plus qu'un objectif, suivre les traces du chanteur en s'élançant dans l'ouest américain.
On le confond avec son frère. Il voudrait nous faire croire que ce n’est pas important. Je suis soluble, explique-t-il p. 51. Justement c’est bien là le problème, à fondre il aurait risqué de s’effondrer.
C’est que Jean-Philippe Blondel a l’art des images. L’autoroute de son imagination est large et son champ de vision est panoramique. Le présent vient se refléter dans le rétroviseur, rendant le voyage plus léger. Cette manière d’entrecroiser les années provoque une sorte de mimétisme chez le lecteur qui se surprend à lui aussi revisiter une ou deux décennies.
Avoir des références communes aide sans doute aussi à l’apprécier. Ses allusions aux films de Carax et de Jarmusch, et aux chansons des Smith et de Style Council me parlent. Il évoque sa mère chantant la Californie, c’est une frontière, et j’entends monter la voix de Julien Clerc. Pas besoin de développer.
Je me suis sentie extrêmement proche de lui, même si quand il rencontrait Jean Echenoz pour de vrai dans une ambassade c’est à Françoise Sagan que je me heurtais dans une boutique de vêtements. Il décline le mot rose en verbe irrégulier, rise, rose, risen, quand j’entends Jacques Brel égrener le latin dans le vieux tango du monde :
Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis.
Il suffit qu’il se souvienne des balades à Solex avec sa mère pour que je revive les équipées que je faisais moi aussi les pieds dans les sacoches. Qu’il explique qu’il n’a ressenti la douleur d’une entaille qu’une demi-heure après un accident pour que je revoie la moto couchée sur le flanc, à cent mètres de moi sur le goudron fondu, et puis les gouttes de sang affleurant sur ma peau brûlée en songeant ouf même pas mal. Et soudain la fulgurance de la souffrance qui n’a pas reculé avant plusieurs jours.
Je l’imagine aisément se peler de froid sur cette côte de l’Ouest américain où la neige m’a contrainte à faire demi-tour un printemps. Quelle illusion d’avoir songé couper au court par le Yosemite pour atteindre la Vallée de la Mort … Arrêtons de noter les points communs. De la même façon qu’il y a des limites à la fiction, mine de rien (p. 11) il y a aussi des limites à la comparaison.
Outre un regard sensible et poétique l’auteur exerce un humour décapant. L’épisode de la couverture de survie comme ersatz de sac de couchage est à pleurer de rire (p.104). Le rêve de Michka est une parenthèse enchantée. Et on se laisse aller à vouloir s’arrêter nous aussi au Red Rose Motel pour y surprendre une leçon de piano, assister à un lever de soleil comme à une prière silencieuse et entendre le conseil de Rose : Il n’y a pas de bien et de mal. Il n’y a que des circonstances. Va vers ce qui te cicatrice.
Je craignais le sujet plombant. L’humour intact de G229 transcende le récit. On n’écrit pas vingt ans après un drame comme on le ferait à seulement deux ans de distance. Il est plus commode de ciseler les formules quand l’émotion s’est émoussée. Et pour le lecteur aussi la tentation de laisser affleurer ses propres souvenirs est irrépressible.
Ce fan de Kerouac découvre le Grand canyon par un chemin de traverse, mais le visite tout de même. Il fait tout avec spontanéité. Il prétend p. 159 exister alors dans deux temps qui l’écartèlent (le passé et puis le présent qu’il a tout de même envie de vivre). Lui revient brusquement cette phrase de sa mère a propos du temps qu’on a devant nous et dont il sait que c’était une fausse promesse.
Jean-Philippe Blondel avait la capacité d’osciller entre maintenant et plus tard. Désormais il navigue entre maintenant et avant. Faisant resurgir alternativement la beauté d’un ciel orange et le battement d’ailes d’un colibri. Un très beau voyage en somme.
Et rester vivant de Jean-Philippe Blondel, roman publié chez Buchet-Chastel, en librairie en septembre 2011.
Rien ne s'oppose à la nuit de Delphine de Vigan, roman aux éditions Jean-Claude Lattès, en librairie depuis le 17 août.
Précédent livre de Jean-Philippe Blondel, publié également chez Buchet-Chastel, G 229, 2009