Charles Bernstein, Attack of the difficult poems, University of Chicago Press, 2011, 282 pages.
Ouvrage sur l'invention poétique par un professeur de composition poétique à l'Université de Pennsylvanie. L'ouvrage regroupe une dizaine d'essais : sur l'enseignement universitaire des "humanités", le statut social de la poésie, la poésie américaine et les (autres) Amériques, la reproduction des sons et des images (photographie), le montage de ces sons et images, de manières personnelles.
Comment la modernité numérique transforme-t-elle l'expression artistique et plus particulièrement poétique ? Le numérique permet des reproductions des textes, des énoncés hors des normes de production ou de "traduction" alphabétique. La poésie, sous le coup de l'évolution des technologies de reproduction, passe de la récitation (performed poetry), au livre imprimé puis maintenant à l'écran. L'auteur examine la situation sous plusieurs angles : l'enregistrement oral de la poésie ("Making audio visible"), l'écriture poétique avec des outils informatiques, etc.
L'idée directrice de ce livre délibérément dispersé est que les technologies de communication sécrètent leurs propres formes poétiques, distinctes de celles des technologies achevées et que de nouvelles formes créatives doivent naître des technologies numériques. En même temps qu'il décortique et scrute des possibilités de créations nouvelles, Charles Bernstein stigmatise l'institution universitaire qui ne donne pas une place suffisante à la poésie et s'égare dans un inutile culte de l'utile. Difficile combat.
Pourtant jamais la créativité n'a été plus célébrée que par les cultures numériques, qu'il s'agisse d'esthétique, de design, d'ergonomies,de mathématiques, de calcul et même de modalités de commercialisation. Besoin de créativité continue. Ce que dit, de facto, la réussite d'Apple et de Steve Jobs (par exemple), c'est l'importance, pour penser mieux, de rechercher des formes nouvelles de beauté. Il nous faut Rimbaud plus l'informatique, Ginsberg plus le smartphone. La poésie est une culture d'invention, de provocation, une vision du monde qui s'invente, ouverte, à dire et à imaginer, avec des mots notamment mais aussi avec les outils numériques de toutes sortes. L'économie numérique vit de mots, or la création langagière s'estompe, le nombre de langues parlées dans le monde diminue, les langues maternelles s'étiolent, les langues anciennes ne sont plus enseignée. Puisque l'on pense avec des mots, avec des grammaires, il importe d'enseigner la poésie et même d'enseigner, poétiquement, à créer. Or nous en sommes loin : nos systèmes éducatifs, passée les années d'école maternelle, sclérosent la créativité langagière et artistique, privilégient tacitement, avec bonne conscience, la répétition, le conformisme, l'imitation de modèles médiocres, pour s'abîmer dans l'apprentissage stérile d'un anglais sans vie. Enrichir les moyens d'exprimer, c'est enrichir les moyens de penser et d'inventer. Qu'est ce qu'un moteur de recherche sans les mots, qu'est-ce que le ciblage comportemental sans les mots. Si l'expression langagière continue de s'appauvrir, ces outils s'appauvriront pour s'exténuer dans la tautologie.