Un hommage.
Alors, oui, bon, voilà, on le sait, les nécrologie c'est quand même un peu morbide et déprimant, avec en plus toujours cette petite impression un peu gênante qu'il aura fallut que le type soit mort pour qu'on se décide enfin à parler de lui. Comme si un quelconque événement de moindre importance, comme par exemple la parution d'un nouveau livre ou la sortie d'un nouveau film, n'aurait pas normalement dû suffire à déclencher notre goût pour la logorrhée et l'hagiographie, bref notre petite et fâcheuse tendance à vouloir - via l'écriture en ligne - tisser d'exagérées louanges à tel ou tel auteur. Inutile de dire donc que je n'ai aucun goût particulier pour l'écriture de nécrologie, mais le fait est pourtant qu'en l'espace de quelques mois, ce blog en est déjà à sa deuxième (je tiens les comptes). La première c'était, il n'y a pas si longtemps, celle d'Ernesto Sabato, un auteur qui me plaisait beaucoup quand je n'étais encore qu'un jeune lecteur frêle, promenant naïvement ses yeux de biche sur n'importe quel texte imprimé, et qui me plait beaucoup moins maintenant que je ne suis plus qu'un vieux râleur poilus aux yeux fatigués.
Deuxième nécrologie en peu de temps donc, et plutôt que de commenter l'hécatombe, je dirais simplement que celle-ci m'est plus douloureuse que la précédente. Et c'est sans doute pour ça d'ailleurs qu'elle a un peu tardé a venir celle-ci : Raoul Ruiz a eu le très mauvais goût de nous quitter le vendredi 19 aout dernier, et que ce n'est qu'aujourd'hui - samedi 3 septembre - que je me décide enfin à pondre ma petite bafouille en forme d'exercice d'admiration, c'est à dire d'hommage plus que de nécrologie (aucune révélation à venir dans cette note, amis lecteur, j'en ai bien peur), à l'un des cinéastes que j'apprécie le plus.
La filmographie monstrueuse de Ruiz étant un puits sans fond, ne comptez pas sur moi pour avoir tout vu des plus ou moins 130 films du réalisateur franco-chilien, ni d'ailleurs pour vous en dresser la liste. D'autre part, je ne suis pas un spécialiste du cinéma. Mais au fond peu importe. J'ai aimé, j'aime et je continuerais fort probablement encore un petit moment à aimer l'univers cinématographique ruizien. Voilà l'essentiel.
D'ailleurs, puisque nous y sommes et à l'instar de beaucoup d'entre nous, c'est par la vision du magistral Trois vie et une seule mort de 1996 que je suis tombé dans cet immense puits filmique, duquel je ne suis - c'était fatal - toujours pas sorti. Dans ce film hallucinant où se croisent Marcello Mastroianni et Pierre Bellemare, où les anthropologues sont aussi majordome ou clochard selon les caprices du tintement cristallin d'une cloche, dans ce film encore où Carlos Castaneda en prend pour son grade tandis que Melvil Poupaud et Chiara Mastroianni forment un couple d'étudiants neuneus, dans ce film où la moitié des acteurs parlent français avec un accent étranger plus ou moins définissable, dans ce film où les comptes ne sont peut-être pas toujours bons (combien de vie, combien de mort, déjà ? peut-être faudrait-il recompter ...), dans ce film où la caméra glisse le longs des objets et des murs pour mieux projeter leurs ombres sur des miroirs trompeurs, dans ce film donc c'est un peu l'abécédaire ruizien qui trouve sa condensation, en faisant ainsi une porte d'entrée idéale, une porte qu'il nous faut impérativement franchir.
Mais, me rétorquera t'on, Généalogie d'un crime, sortit la même année, aurait tout aussi bien pus faire l'affaire, après tout, comme porte d'entrée ... Certes, voilà qui est fort juste. Et d'ailleurs, hein, pourquoi en rester seulement aux scénarios originaux alors même qu'il nous faudrait aussi compter avec les adaptations des classiques de la littérature : Proust (Le temps retrouvée, 1999), Giono (Les âmes fortes), jusqu'à l'ultime Mystères de Lisbonne, d'après un classique portugais dont le nom de l'auteur m'échappe. Bref. Il y a mille et unes portes d'entrée à l'œuvre kaléidoscopique de Ruiz, on pourrait encore proposer le Klimt de 2005, sorte d'anti-biopic absolu. Mais le but de cette note n'est pas, comme je le disais, de dresser la moindre liste, fut elle celle des succès d'un réalisateur majeur (de toute façon, ne me mentez pas, vous les connaissez tous, non ?).
Ceci dit, on peut quand même remarquer que la filmographie du maestro semble divisée en deux sections, l'une ayant été nettement plus diffusé - donc vu - que l'autre. L'axe autour duquel s'opère cette division pourrait bien être d'ailleurs ces Trois vie et une seule mort qui assurèrent tardivement une certaine reconnaissance publique à notre réalisateur (reconnaissance relative, cela va de soi, y a t'il une autre chaine télé à part Arte qui ait diffusé un Ruiz en prime-time ? Peut-être quelque jours après sa mort, pour l'hommage, je ne sais pas, et puis de toute façon je n'ai pas la télé, je me demande bien pourquoi je me pose cette question parfaitement inintéressante ...).
Il y aurait donc deux Raoul Ruiz disons, comme les deux faces d'une belle poire coupée en deux, avec d'un côté celui des "grosses" productions qu'il dirigera à partir de la moitié des années 90, où la narration y est plus classique ou vaguement linéaire que dans l'autre versant de notre honorable poire qui, pourfendue telle un vicomte, prétend symboliser l'insymbolisable : la filmographie folle et pléthorique d'un des inventeurs les plus remarquables du cinéma depuis, disons, Mélies (nota bene : je ne suis pas l'inventeur de cette comparaison à la petite semaine, je l'ai piqué à un journaliste en mal d'inspiration). L'autre section donc, serait la face caché, obscure, ce que vous voulez, du corpus Ruizien, à savoir les œuvres des anées 70 et 80, sans parler même de ses première réalisations chiliennes de la fin des 60's (qui a vu Tres Tristes Tigres, sont premier long de 1968, qui fut pourtant largement remarqué et primé à l'époque ?). Cette première époque est bien entendu la plus étrange et la plus barrée, j'allais dire aussi la plus complexe, mais rien n'est moins sûr : les films les plus "linéaires" du maitre - tel les monstrueuses 4h et des bananes des Mystères de Lisbonne de 2010 - n'ont rien à envier en terme de complexité narrative, visuelle ou sensorielle, à d'autres essais antérieurs plus expérimentaux. Cette première époque est en tout cas la plus déroutante, et puisque l'un des avantage d'une chronologie qui par la mort à trouvée sa conclusion est que l'on peut la parcourir à l'envers, n'hésitons pas, n'hésitons plus, et prenons donc le parcourt à revers (oh ! sans pratiquer non plus une rigueur de la réversibilité absolue, contentons nous simplement de commencer par quelques films de la dernière période, ultime période que l'on considère généralement pour l'artiste comme celle dite de "maturité" - sauf, évidemment, pour les malheureux artistes qui sur leurs vieux jours souffrirent de gâtisme avancé, ce qui à l'évidence et c'est heureux, n'était pas le cas de Raoul Ruiz) : n'apprécierons nous ainsi pas mieux les complexité rhétorique et bougrement klossowsquienne de L'hypothèse du tableau volé (1978, un des chef d'œuvre de la première période) si nous avons d'abord cédé aux pâmoisons proustiennes et fin de siècle du Temps Retrouvé, à l'angoisse sourde de la Comédie de l'innocence (2003), aux paradoxes délirent de Généalogie d'un crime ?
Cette première période est aussi celle des budgets réduits (quoique le budget serré sera de toute façon un spectre errant tout au long de la carrière de notre homme ...), la qualité de l'image s'en ressent parfois, mais je dirais que cela fait partis du charme. Un film comme L'éveillé du pont de l'Alma (1985) où deux insomniaques (dont Michael Lonsdale dans un de ses meilleurs rôles) trainent leur philosophie bancale sur les quais de la Seine, n'a t'il pas parfois comme des airs d'un gialo italien où dégoulinerait moins de sang mais plus de métaphysique et de glissements de terrains surréalistes ? Certains films de Ruiz ont comme des faux airs de cinéma bis pour intello, on y retrouve une même balance poétique entre le bâclé et l'ultra maitrisé. Ça joue parfois faux d'ailleurs chez Ruiz, mais contrairement à Lamberto ou Mario ou machin Bava & Co., ce type de jeux d'acteur bancal ne répond pas tant à l'incapacité de se payer des bons comédiens qu'à un souci, voire un raffinement esthétique vaguement bressonien mais surtout très personnel. Le choix même des acteurs y contribue souvent, Ruiz était un maitre dans l'utilisation d'acteurs que l'on attend pas : Didier Bourdon des Inconnus (L'œil qui ment, 1993); l'insupportable Arielle Dombasle dans plus d'un film ; Pierre Bellemare donc, venu dans Trois Vie et une seule mort faire exactement ce qu'il sait faire, à savoir raconter des histoires (pour le coup vraiment) incroyables ; Elsa Zylberstein venue jouer les naïves/folles bizarrement sensuelles dans Ce Jour Là (2003) ou Combat d'amour en songe (2000); etc, etc. On se prend parfois à rêver aussi de ce qu'aurait pu faire le maestro chilien avec, mettons, sous sa coupe un Christophe Lambert tout en regard de chien battus et muscles bidons, sans doute l'aurait-il métamorphosé en l'un de ces personnages bien malsain et déroutant qui hante plus d'un de ses film.
Bien. Au fond, ce que j'aime avant tout chez Ruiz (et attention ! je crois bien que je ne suis pas le seul), c'est sa poétique. On a rarement vu un cinéma aussi mouvant, aussi inventif visuellement (ces cadrages vaguement déroutants ou inquiétants; ces mouvements de caméra qui déplacent le premier plan alors que tout les reste se tient fermement immobile) comme narrative ment. La non-linéarité ruizienne n'est pas vraiment celle de Lynch, elle ne vise pas vraiment à recréer un monde angoissant de cauchemar, même si elle se nourrie bien elle aussi du monde onirique (Ruiz est quand même aussi le grand héritier de Buñuel). Elle est avant tout ludique et provocante, farcie jusqu'à la gueule d'un incroyable humour pince sans rire. L'esprit de sérieux chez Ruiz a été banni, et personne assurément ne viendra l'y regretter. Le goût du bizarre ou du malsain, bien présent, est surtout quelque chose qui vient décontenancer le spectateur. Il contribue à créer ce climat de paradoxes permanents dont le cinéma de Ruiz est truffé. Nourrit aux sagesse déviante chinoises antiques comme aux dérives du baroque du siècle d'or ou aux romans de gare, heureux possesseur d'une culture faramineuse et foutraque, Raoul Ruiz bat les cartes de toutes ces références pour mieux créer un maelström à clé, dont la clé, justement, s'est fort heureusement perdue.
Comme je le disais plus haut, chez lui les comptes ne sont jamais bon, même si on pourrait parfois croire que les pièces du puzzle formel de ses films pourraient finalement s'emboiter. A l'instar de la table branlante où sont attablés les personnages de la scène d'ouverture de La maison Nucingem (2008), il y a chez Ruiz un goût pervers pour le bancal, le presque clair qui n'est pourtant pas clair, l'explication rationnelle qui n'explique rien mais complique tout, une fascination pour les controverse théologiques absconses et complètement vaines (qui lui vient sans doute en partis de ses affinités avec Pierre Klossowski), un plaisir maniaque du détail à la fois fondamental et sans intérêt, bref, il y a chez Ruiz une poétique de l'incertain qui vient s'immiscer dans le réalisme pour dans un même mouvement le rendre magique et d'un même geste hilare tourner immédiatement en ridicule toute prétention au magique comme au réaliste. On a quand même, avouons-le, rarement vu un cinéma plus libre que celui-ci.
Et puis aussi, Ruiz n'est pas qu'un hérétique, c'est aussi le fourbisseur d'une beauté filmique peu commune, où les cadrages, les mouvements de caméras, les jeux de montage surprenants, la bande son, la musique envoute de Jorge Arriagada, contribuent à l'envoutement durable voire définitif du pauvre spectateur, prit au piège de ce délire magnifique. Tout est dans tout chez Ruiz, et la beauté, pas bégueule, s'y déverse à plein seaux. On rit, on pleure, quoi. On réfléchit (ou du moins on essai). On frissonne, on s'ébahit. C'est beau, c'est magique, c'est du cinéma, quoi. C'est Le Cinéma. Voilà. Tout simplement. La voilà l'équation : Ruiz = Cinéma, qu'est ce que vous voulez que je vous dise de plus.
Permettez moi donc, pour finir cette note qui commence à durer, un petit moment d'égarement sentimental, et si vous le voulez bien, laissez moi donc employer sans vergogne, toute honte bue, une formule bien usée, mais qui ici inévitablement ferra sens : il va nous manquer, ce salaud.
Heureusement, heureusement, oui, heureusement qu'il nous reste encore plein, plein (mais alors, plein !) de films à voir.
Retroussons donc nos manches, et au boulot !