Voici enfin venu le dernier billet de conclusions (partielles) sur l'affaire libyenne (après celui-ci et celui-ci). Cette fois-ci, vu du côté occidental.
A noter que j'en parlerai lundi matin (6h45!), sur France culture, dans l'émission de Thierry Garcin "Les enjeux internationaux" (détails). Si une bonne âme pouvait enregistrer, que je mette l'entretien sur égéa à l'issue... je lui en serais reconnaissant.
1/ Tout d'abord sur la notion de victoire, car elle suscite au fond l'essentiel du débat depuis quelques jours (twitter, facebook, ...), et je ne cesse d'en parler avec les uns ou les autres.
- la victoire fut militaire (voir mon billet), et ne préjuge pas de ce qui se passera "après".
- nous autres, Français (mais pas seulement nous) savons qu'une "victoire militaire" n'est pas forcément une "victoire politique". Surtout, les résultats s'observent dans le temps. Il a été souvent dit qu'en Algérie, il y avait eu victoire militaire et défaite politique, celle-ci intervenant très rapidement. Mais la victoire "militaire" de 1918 s'est suivie de la défaite de 1940 (militaire et entretemps politique !).
- allons donc jusqu'au bout du raisonnement : les buts de guerre (chute de Kadhafi) ont été annoncés très tôt (éditorial commun Obama Cameron Sarkozy du 15 avril, cf billet) : leur volet militaire a été quasiment atteint, reste le volet politique (la "véritable transition d’un régime dictatorial vers un processus constitutionnel" énoncée par les trois dirigeants)
- Kadhafi n'a pas été attrapé, et à l'heure où je vous parle, Syrte n'est pas tombée. Autrement dit, les opérations continuent. Je n'exclus pas la poursuite des opérations et leur transformation locale en guerre civile. Cela poserait à l'évidence des difficultés à l'Alliance : que faire ? Certes, les appuis alliés continuent encore, mais bientôt la question se posera "jusqu'à quand ?" : Tant que le colonel constitue une menace, a-t-on dit à la conférence de Paris hier : le critère est assez flou et laissera une assez grande liberté d'appréciation, mais gageons que l'OTAN ne devrait pas s'éterniser, et tout d'abord parce que ça coûte cher !
- par ailleurs, une situation d'affrontements larvés est quelque chose d'envisageable, mais aussi de gérable par un régime. Cela peut aussi dégénérer en guerre civile, mais celle-ci n'est pas sûre, n'en déplaisent aux pessimistes. Pour l'instant, on n'en est pas là, on ne peut pas l'assurer .Aujourd'hui, globalement, on peut parler de victoire militaire.
- sur la question de la transition politique, attendons et voyons : j'étais par exemple assez pessimiste au sujet de la Tunisie au début de l'été, je le suis moins à l'entrée de l'automne : le pire n'est pas toujours sûr.
2/ Pour la France, on verra ce qu'on en tirera : probablement quelques contrats, pétroliers (voir billet), d'équipement, d'armement, de services, de gestion des flux migratoires, ...
- plus largement, l'intérêt est clairement de re-stabiliser le pays et d'encourager son "développement" à l'instar du reste de l'Afrique, et malgré une rente pétrolière qui n'incite pas à l'effort et une population faible (6 millions d'habitants).
- d'un point de vue géopolitique, espérons surtout qu'on saura constituer une ligne sud méditerranéenne : Ainsi, trouver une position intermédiaire entre le 5+5 et l'UPM, entre le trop restreint et le trop vaste. Un 5+5 élargi consisterait, à cet égard, une bonne formule qui permettrait d'isoler la question israélo-palestinienne de notre relation avec la rive sud de la Méditerranée qui est, incontestablement, notre horizon stratégique.
- remarquons enfin que si "la France" a pu gagner la guerre, elle n'a pas pu le faire seule et qu'elle n'a donc pu le faire qu'avec l'appui de quelques autres : Américains et otaniens. Manière de constater que le retour de la France dans l'OTAN a au moins servi à ça.
3/ Pour l'OTAN, un ouf de soulagement !
- rappelons d'abord la distinction classique entre Alliance (politique) et OTAN (militaire) qui constitue, encore une fois, une excellente clef de lecture. La machine militaire a donc relativement bien fonctionné, ce qui a été moins le cas du niveau politique : à sa décharge, le problème ne tenait pas "à l'Alliance" mais aux alliés. Ce qui permet de rappeler une fois encore que l'AA fonctionne au consensus, selon un pur principe intergouvernemental.
- du point de vue de l'institution, la hantise était double : celle d'un enlisement (syndrome de l'opération qui n'en finit pas) et d'un épuisement (syndrome de l'opération qui ne gagne pas). En clair, à l'heure où la FIAS est régulièrement contestée, l'OTAN ne voulait pas connaître l'échec en Libye.
- surtout, son entrée dans l'opération avait été très difficile, comme on l'a vu. Pour toutes ces raisons, l'OTAN a joué un profil bas, s'est abstenue de déclarations tonitruantes, a fait le job tant bien que mal, et ne souhaite qu'une chose : finir les opérations pour mettre en pratique un concept logistique appliqué à l'opération OUP : last in, first out. Le sérieux a été de mise, l'efficacité au rendez-vous, et d'une certaine façon, l'OTAN a redoré son blason.
- mais plus que les difficultés de l'OTAN, l'affaire révèle des complications transatlantiques... et européennes.
4/ Européennes tout d'abord :
- passons sur le fait que l'UE a été absente du débat : ce n'était pas inattendu (!), et comme l'Europe d'une façon générale est en difficulté (croissance, Schengen, euro, institutions, ...) il eut été étonnant qu'elle fût ambitieuse en matière de PSDC.
- d'autant que l'affaire libyenne a révélé les déchirements européens : Allemagne, Pologne, sans même parler des discrets (Italie, Espagne) ou de la Turquie. Je vous le dis, la dispute a été d'abord politique : autrement dit, l'Europe n'a pas parlé "d'une voix"
- conclusion partielle : si on n'a pas les mêmes vues politiques, la même perception de ce qu'il faut faire (les fins), on est forcément en désaccord sur les voies et les moyens pour y parvenir : c'est encore plus vrai en matière de défense.
- Ce qui renvoie à la question économique : mais il faut faire un détour transatlantique auparavant.
5/ Les Etats-Unis n'ont pas été en première ligne. Malgré les évaluations du New York Times qui, unfairly, mais de façon très américaine, explique que les Etats-Unis ont quasiment tout fait, ils ont joué un rôle en retrait. Plusieurs raisons à cela :
- d'une part, la crainte de jouer un coup de trop après les affaires d'Irak et d'Afghanistan : bref, pour une fois, la volonté d'être discret au Proche et Moyen Orient : en ce sens, une vision pas néo-conservatrice (alors pourtant que la finalité est clairement neo-con, à savoir "répandre la démocratie dans la région" : paradoxe de la chose, qui explique que finalement les US aient soutenu OUP, en back seat ou, selon la formule employée, en stay behind).
- d'autre part, des préoccupations de politique intérieure, dans la campagne présidentielle et les disputes entre démocrates, républicains et tea-party;
- la question financière et de l'overstretching (sur-étirement, notion de Paul Kennedy) ont joué un rôle. On voit en effet monter, lentement, un débat sur les dépenses de défense du Pentagone, et il risque de s'enfler à l'occasion de la campagne présidentielle, en incidente de la dette et du déficit.
- enfin, en arrière-plan, il faut garder à l'esprit la reconfiguration du dispositif géostratégique des Etats-Unis, désormais plus tournés vers le Pacifique que l'Atlantique. Cette distanciation a été évoquée par Robert Gates dans son discours d'adieu (voir billet) et nous ramène à la question européenne
- en effet, Bob Gates dit : "Parmi ceux qui sont en spectateurs, le problème n'est pas qu'ils ne veulent pas participer, mais tout simplement qu'ils ne peuvent pas". Le manque de volonté n'est pas fait pour s'améliorer à l'heure d'une rigueur renforcée.
- Mais cet affaiblissement européen, dans les volontés, les moyens et l'organisation, apparaît à l'heure où les Américains envisagent, de plus en plus, de s'abstenir. Eux aussi ont des problème financiers, eux aussi sont déçus de l'Europe militaire (otanienne ou UE), et la question de l'engagement américain va finir par se poser de plus en plus crûment. Allons plus loin : certain vont certainement suggérer de faire des économies non pas au Pentagone mais à l'OTAN.
- d'autant que paradoxalement l'affaire libyenne a montré que l'UE ne peut coordonner des opérations (ce qu'a noté, d’ailleurs, le SG de l'Alliance...) et qu'il lui manque toujours des moyens.
- comme si l'Europe s'en remettait toujours plus aux Américains, qui s'éloignaient eux-même toujours plus.
6/ En fait deux inquiétudes apparaissent quant à la sécurité européenne :
- le constat qu'il n'y pas de PSDC envisageable et pertinente à court terme
- la crainte d'un éloignement continu, voire d'un désinvestissement américain de l'OTAN
- de ce point de vue là, le sommet allié de Chicago, au printemps prochain, sera crucial.
- Car entre du sur-place voire de la décroissance d'un côté, et de l'autre un éloignement, il y a risque structurel de rupture.
Voilà, au fond, le principal enseignement de cette victoire "en trompe-l’œil".
Références :
- maintien de la no fly zone après l... (defense news)
- OTAN et PSDC (Wall street Journal)
- L'OTAN est une farce (J. Logan, Washington times, très neo-con)
- un succès militaire à double tranchant (AFP)
- une petite guerre (F. Heisbourg, NYT) : "NATO as a political organization is a casualty of the Libyan war. ". "The same, and worse, can be said of the European Union"
- Nato's teachable moment (NYT) "European leaders need to ask themselves a fundamental question: If it was this hard taking on a ragtag army like Qaddafi’s, what would it be like to have to fight a real enemy? "
- excellent aperçu sur les manœuvres pétrolières. (Le Monde)
O. Kempf