Serge Bimpage, Le Voyage inachevé

Par Alain Bagnoud

Notre ami Serge Bimpage fait sa rentrée avec un livre abouti, maîtrisé. Le Voyage inachevé est son dixième ouvrage et son cinquième roman. Un roman qui, comme son titre l’indique, est aussi un récit de voyage.

Son personnage principal, Anteo, est galeriste dans la vieille ville de Genève. Il a réussi, a fait sa place, même si les clients deviennent rares à cause de la crise. Heureuse circonstance en fait, qui lui laisse du temps pour méditer et se remémorer.

C’est qu’un événement a eu lieu dans son existence. Anteo vient de recevoir un courriel de Nomia, une femme qu’il a follement aimée, avec qui il a entrepris dans sa jeunesse un voyage autour du monde, et qu’il n’a plus revue depuis une vingtaine d’année. Elle veut le rencontrer.

Le livre s’ouvre sur ce courriel et sur le récit de la séparation des anciens amants à La Paz. Remué par l’appel, Anteo se retrouve pris entre « le désir monacal et la tentation de l’errance » qui lui donne envie soudain de tout plaquer, qui le ramène vers le passé, qui le pousse vers Pnom Penh pour un autre voyage. Une phrase de Marguerite Yourcenar recommence à le hanter. Il avait passé une journée avec elle dans le Maine, des années plus tôt. D’un ton d’outre-tombe, elle lui avait cité maître Eckardt: « Le monde est une prison! Comment être assez fou pour mourir avant d’en avoir fait le tour. »

Ce tour du monde, Anteo l’avait entrepris avec Nomia, et il le revit précisément dans sa galerie, en détail, avec d’autant plus de surprise qu’il se sait dépourvu de mémoire. New York, la route vers la nouvelle Orléans en stop dans ces années hippies, la fraternité des cheveux longs, les rencontres, les drogues, les gourous, la spiritualité cosmique. Bimpage décrit cette période et ses valeurs avec un mélange de nostalgie et de distance qui fait mouche. Puis c’est l’Amérique du sud, où Nomia le quitte, l’île de Pâques...

Un voyage vécu dans les expédients et les aventures, sans confort et sans hôtel. Un voyage qui s’oppose à celui qu’Anteo le galeriste entreprend vers le Cambodge, hébergé dans la luxueuse maison d’un ami, personnel compris, et qui lui permet de se demander ce qu’il cherche à travers ces périples.

Ce récit d’errances, on l’a dit, est également un roman d’amour, ou d’amours. Celui qui unit désormais Anteo à Solange, une femme qui l’équilibre. Celui qui a lié les deux jeunes amants, trop différents pour que leur passion puisse surmonter leurs oppositions. Les noms des personnages le suggèrent: étymologiquement, Anteo fait évidemment référence au passé que revit le personnage, et Nomia à la loi qui triomphe finalement du vagabondage de la jeune fille. Mais si on les accole, comme le découvre un personnage étonnant du livre, ça donne antinomie. La contradiction, l’opposition.

Cet élément de structure n’est pas le seul moteur du roman, rythmé par des mots-clé dont la définition explicite quelques grands thèmes (voyage, réminiscence, amour, nostalgie...), animé par des lettres qu’Anteo expédie à son ami Stanislas, fait d’allers et retours entre le présent et le passé, le voyage ancien et actuel, extérieur et intérieur et dont la tension est donnée par une question: que faire du souvenir?

Le revivre, semble répondre Bimpage. S’en nourrir pour se constituer. Mais non pas tenter de faire renaître le passé.

Au terme de ce périple physique et mémoriel, Anteo a pris sa décision: il ne reverra pas Nomia.

Serge Bimpage, Le Voyage inachevé, roman, L’Aire