Kyoto et Osaka et leur urbanisme totalitaire sont un pays lointain et leur image en moi s'efface petit à petit, chaque tournant, chaque vallée, chaque forêt plus verte et plus dense que celle qui la précède passe une couche de peinture blanche sur ce qu'ont construit les hommes: le blanc originel - au sens de faire le blanc, de prendre la tare, la référence - réapparait comme l'homme a disparu. Le train s'arrête et grince et je descend, et je n'entends que le calme, et l'air est humide et chargé de l'odeur de la brume qui enveloppe comme une ouate la forêt aux arbres très hauts.
Je change de quai, je m'enquiers, je monte dans le funiculaire. Il est midi passé, quelques autres touristes silencieux sont là aussi. Lentement le funiculaire aspire la montagne et monte, l'un après l'autre, les étages de brume fraiche. Puis je prends un bus. Je descend au village de Koya-san.
Je traverse le village vers le cimetière. Je visite quelques temples en passant, je ne m'attarde pas sur leur mêmeté, je goûte le calme. Puis je quitte la route principale et je suis dans le cimetière. Il entoure l'Okunoin, que je traduis, mot-à-mot du chinois, comme "palais de l'étonnement" ou "du merveilleux" - c'est là que fut enterré Koba Dashi, celui qui au VIIIè siècle apporta le bouddhisme de Chine. On dit que 200 000 personnes ont voulu être enterrées dans son bienheureux voisinage.
Je ne sais pas quelle place l'Okunoin occupe dans la hiérarchie des grands lieux du Japon, s'il est numéro trois, ou sept, ou sans classification. Deux jours plus tard je vois l'un des trois plus beaux jardins du Japon, près d'Okayama. Six jours plus tard, l'un des trois plus beaux paysages du Japon, le torii de Miyajima. Je ne sais pas où l'Okunoin est classé - y a-t-il un palmarès des cimetières? Je sais seulement qu'il est là, respirant un air mystique, au milieu des forêts qui couvrent Koya-san, la deuxième montagne sacrée du Japon après le Mont Fuji. Voilà quand même une classification qui permettra aux vrais adultes (ceux qui n'ont pas lu le Petit prince) d'apprécier pleinement la qualité du lieu.
Je suis à peu près seul. L'allée principale serpente sur le sol inégal. De toutes part, petites tombes grises et des arbres immenses aux troncs comme les piliers d'une cathédrale naturelle ("la nature est un temple où de vivants piliers..."). Il est trois heures de l'après-midi et tout est déjà sombre.