Une réception biaisée
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La restauration de Deep End – film de Jerzy Skolimowski tourné en 1970 – a permis, depuis cet été, sa diffusion sur grand écran pour un public relativement large après quasiment quatre décennies d’occultation. Il ne restait plus, pour maintenir le souvenir de cette référence importante du cinéma, que des copies dégradées et peu souvent projetées, des évocations par ses spectateurs de l’époque ou des entrées dans la filmographie du réalisateur. Cette possibilité d’accéder à nouveau à une œuvre qui a manifestement marqué est partout saluée. Elle s’accompagne cependant d’une réception assez convenue qui oscille entre l’analyse d’une certaine virtuosité technique un peu vaine et la nostalgie réductrice alimentée par le thème éminemment porteur des émois adolescents.
Le film est articulé autour de la relation qui se noue entre Susan, jeune femme dans la vingtaine qui travaille dans un établissement londonien de bains publics, et Mike, adolescent sorti précocement du système scolaire et nouvel employé dans ce même établissement. Tombant amoureux, Mike, dans sa quête narcissique et maladroite pour saisir l’attention de Susan, finira par ajouter l’élément fatal aux nombreuses injonctions qui traversent la jeune femme. L’action se déroule dans un Londres hivernal et enneigé, dans les quartiers pas franchement cossus de l’East End et en décalage avec la bohème exubérante à laquelle certains résument l’effervescence des années 1960.
Dans le cadre de cet environnement terne, Skolimowski construit des tableaux où sa maîtrise de l’image couleur va d’autant plus mettre en relief les éléments de son propos. À de nombreuses reprises, il peint ainsi des scènes où les choses et les gens se fondent les uns dans les autres. Le premier plan s’ouvre sur une goutte de sang du jeune garçon qui s’est entaillé le doigt. Cette goutte semble irriguer et animer les rouages de sa bicyclette écarlate, tandis que cette séquence se clôt sur son reflet dans la sonnette, donnant l’impression qu’il est le prisonnier de sa machine. Plus tard, c’est la caissière de l’établissement de bains publics qui, par la superposition ton sur ton de son vêtement et des murs qui l’encadrent, semble ne faire plus qu’un avec son espace de travail.
Deep End
De façon générale, l’écho donné au film à l’occasion de sa restauration semble faire de Mike le protagoniste principal à partir duquel se déploient tous les enjeux, aussi bien narratifs qu’esthétiques. Il s’agit cependant d’une vision biaisée qui laisse de côté des aspects importants – à commencer par le personnage de Susan – ou bien rabat de façon univoque des pans entiers du film sur une dimension privilégiée. Par exemple, les épisodes fétichistes dans lesquels se trouve impliqué Mike ne sont vus que sous l’angle de l’initiation sexuelle d’un adolescent naïf et jamais sous celui d’un contexte partagé qui s’exprime dans une grande variété de rôles : ce sont les clients des bains publics, bien sûr, mais aussi le fiancé autoritaire et possessif de Susan, son amant, professeur qui abuse de son ascendant sur de jeunes collégiennes et jusqu’au patron qui se fait le parangon de la soumission au travail.
Dans ce faisceau croisé, c’est Susan qui finit par construire la conscience la plus claire en exprimant crûment ce qui constitue le vrai pouvoir d’attraction du professeur sur ses élèves : le fantasme ne fonctionne que parce qu’elles ne connaissent rien d’autre. Lorsque Susan finit par céder à Mike, c’est par espoir d’échapper à tous ses rôles dans un rapport sans faux-semblant. Cela se révèle illusoire car celui-ci reste captif et isolé dans son désir stéréotypé de relation romantique. Il ne s’agit pas de renvoyer le personnage de Mike à des dimensions uniquement négatives, mais de rééquilibrer le regard porté sur l’ensemble du film, et notamment ne pas s’en remettre à l’identification avec laquelle d’anciens adolescents nostalgiques alimentent l’imaginaire collectif. Il faut espérer qu’avec sa nouvelle diffusion, un public élargi saura s’approprier l’œuvre selon des modes plus diversifiés.
Eric Arrivé
Deep End, de Jerzy Skolimowski, 1970, 95 minutes, en couleurs.N° 85 – Septembre 2011