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Embrasez-moi de Eric Holder
Dans cent ou deux cents ans, un adolescent plus curieux et plus chanceux que les autres tombera sur le dernier livre d’Eric Holder. Le nom ne lui dira rien. Mais il sera intrigué par le titre : Embrasez-moi, par la couleur rose de la couverture où deux pommes d’amour se taquinent et coulent de bonheur. Le livre sera devenu un objet rare. Il le retournera comme le pithécanthrope, jadis, retournait un caillou. Au milieu de la quatrième de couverture où le rose sera resté roi, il verra un minuscule trou de serrure, ultime invitation aux transgressions des paradis. Il ouvrira le livre comme on ouvre une jupe ou un corsage. Il découvrira, incrédule, des phrases aussi insolites que celles-là : « On atteignait le milieu du mois d’août, quand les framboisiers, après avoir donné une première fois, en juin, offrent un regain de fruits plus petits, plus sucrés. J’en remplis un saladier que je glissai sous mon bras avant d’emprunter la piste, de couper à travers prés, de franchir la nationale. »
S’il est plus patient et plus sensible que les autres, moins soumis aux écrans trompeurs, il commencera à effeuiller chaque nouvelle. Il les lira peut-être à haute voix comme on faisait jadis dans les premiers émois goulus des lectures. Il sera récompensé. Les mots d’Holder lui ouvriront l’horizon du verger défendu. Il deviendra Adam et, pour lascive punition, recommencera sept fois l’histoire éternelle des hommes et des femmes, une histoire simple de rencontres inattendues où les épidermes se frottent et où les corps s’oublient les uns dans les autres. Il voyagera dans la France amoureuse, à l’ombre des cathédrales, d’Amiens à Saint-Raphaël, du quartier Saint-Michel aux souterrains de Roissy, d’Aix à Ramatuelle. Il se glissera dans les dortoirs de lycées, dans des appartements de parents en vadrouille livrés aux plaisirs de lolitas, dans des garçonnières et des chambres d’amis sous les toits, dans les lieux secrets des aéroports, dans des cafés à pêcheurs et à pastis. Il imaginerala sculpturale Cathynue sous ses pulls de grosse laine, il verra Aurore naître au désir, Blandine belle comme un dessin de Chardin, Pauline aux yeux pers, Marie « sans chemise » et l’incandescente Laetitia allumer Virgile et la Seine et-Marne. Comme on ne peut pas toujours jouir sans entraves, jardin des délices peut aussi devenir jardin des supplices : Farid, le cafetier d’Aix, subit les poings de deux colosses autrichiens – tout un symbole – pour avoir goûté à Birgit insensé fruit défendu. Le livre d’Holder raconte la fraîcheur d’une époque engloutie. Ses nouvelles sont toutes écrites au passé. Si elles s’aventurent sur le terrain de la mécanique des chairs, des amours buissonnières, furtives ou tarifées, elles brillent surtout par la reconstitution d’un monde effondré, celui des transistors, des journées de lessive, des cafetières qui frémissent sur le Godin, des jambes dorées d’hôtesses de Caravelle, des éternités passées en terrasses où des étudiants pas encore appareillés ni aliénés aux portables « avaient l’air de conspirateurs russes ».
Holder a cinquante ans. Comme il croquait la vie au temps béni dela Belle Jardinière, il se retourne aujourd’hui sur la queue mythique des Trente Glorieuses et en détache des épisodes d’une brûlante beauté biblique. Dans l’espace qui a toujours été le sien, le microcosme de la nouvelle et de l’infini au creux de la main, il ravive le souvenir de ce monde où les intellectuels, las des universités et des vieux papiers, rêvaient de devenir plombiers, bergers ou jardiniers. Et, parfois, le devenaient.
Jean-François Nivet
Embrasez-moi, d’Éric Holder, Éditions Le Dilettante, 192 pages, 17 euros.