Le Dôme de Richelieu. Photographie de Claire Pain.
Le Festival de Musique de Richelieu est une encore toute jeune manifestation, dont la 5e édition s’est déroulée au cœur de l’ancien fief tourangeau du Cardinal entre le 27 juillet et le 7 août 2011, avec un incontestable succès. Créé et porté avec autant d’enthousiasme que de ténacité par le pianiste Nicolas Boyer et Gala Ringger, ce rendez-vous annuel offre, dans un esprit de convivialité dont beaucoup de manifestations gagneraient à s’inspirer, une riche programmation au sein de laquelle se côtoient artistes reconnus et en devenir dans un même souci d’exigence artistique et d’ouverture, les répertoires abordés couvrant une large période s’étendant du Baroque à la musique contemporaine et au jazz. Les deux dernières journées du festival ont offert une parfaite illustration de cette alternance entre têtes d’affiche et talents prometteurs, puisqu’elles ont vu tour à tour l’ensemble Il Festino et Jordi Savall offrir aux auditeurs deux voyages en compagnie des musiques du XVIIe siècle.
Il Festino : Julien Cigana, Dagmar Saskova, Manuel de Grange. Photographie de Gala Ringer.
À l’heure où certains prennent le thé, c’est autour de l’évocation du vin qu’Il Festino avait donné rendez-vous au Dôme, seul vestige d’un château dont gravures et décors préservés permettent d’imaginer la magnificence, à un public venu nombreux. Tout au long d’un programme faisant se succéder airs de cour, airs à boire, pièces de luth et textes déclamés, la soprano Dagmar Saskova, le comédien Julien Cigana et le luthiste Manuel de Grange, également directeur de l’ensemble, ont rivalisé d’intelligence et de sensibilité pour dépeindre les ivresses que Bacchus et Éros font tourbillonner dans le cœur des Hommes. Les trois artistes, unis par une évidente et chaleureuse complicité, ont ressuscité un Grand Siècle aux humeurs et aux couleurs contrastées, de l’âme songeuse et mélancolique du Tombeau de Mezangeau érigé par Ennemond Gaultier à la truculence des saillies éructées par Paul Scarron ou Saint-Amant, en passant par la passion ensorcelante du Non speri pietà d’Étienne Moulinié. La chanteuse et le comédien ont fait montre d’un sens de la caractérisation très aiguisé, insufflant de façon particulièrement convaincante vitalité mais aussi subtilité, y compris dans leurs effets d’exagération, aux textes interprétés. La voix lumineuse, bien timbrée et d’une grande clarté de diction de Dagmar Saskova, sachant jouer aussi bien de l’espièglerie piquante que de la caressante sensualité sans jamais se départir d’une certaine noblesse, est en parfaite harmonie avec l’esprit d’airs dans lesquels la tendresse comme le déboutonné n’oublient jamais complètement le respect des bienséances. Julien Cigana incarne, lui, une verve dont l’apparence plus populaire pourrait faire oublier les plumes savantes qui l’ont enfantée ; il saisit les textes à bras-le-corps avec un aplomb phénoménal, dégustant chaque mot avec une gourmandise sous laquelle affleure parfois une mélancolie d’autant plus poignante que le rire truculent d’un ogre plus fragile qu’il y paraît la dissimulait auparavant. Ces deux artistes ont parfaitement saisi le rôle essentiel du mot dans la rhétorique baroque, ils en restituent remarquablement l’impact et les métamorphoses, entraînant à leur suite les auditeurs conquis. Au luth et à la guitare, Manuel de Grange dirige l’ensemble avec autant de précision que de finesse ; peut-être plus à son aise dans le rôle d’accompagnateur que dans celui de soliste dont il possède pourtant sans aucun doute les capacités, la fluidité et le raffinement de son jeu, l’attention qu’il accorde à ses partenaires et son humilité font merveille pour apporter couleur et cohésion à la prestation de ses partenaires.
Il Festino est donc une très heureuse découverte ; je conseille à ceux qui le peuvent et le souhaitent de retrouver ce jeune ensemble à la fois plein de fraîcheur et de maîtrise le 8 octobre prochain dans le cadre du Festival Baroque de Pontoise, en attendant son premier disque, annoncé vers la fin du mois d’octobre chez Musica Ficta, et dont je ne manquerai sans doute pas de vous reparler.
Jordi Savall. Photographie de Daniel Clauzier.
Un concert de Jordi Savall est souvent bien plus qu’un moment de musique ; c’est, pour qui sait être attentif, la rencontre avec un maître au regard serein et lucide sur lequel les années semblent n’avoir pas de prise, tant il fourmille d’idées et a conservé une foi de jeune homme en son art. La Chapelle de Champigny-sur-Veude, joyau achevé au XVIe siècle et sauvé de peu de la ruine, était comble pour écouter le récital consacré principalement à Tobias Hume, un obscur soldat-musicien ressuscité par Savall dans un mémorable disque enregistré pour Astrée en 1982. Dès les premières notes de la Souldiers March ouvrant le programme d’un pas résolu, l’univers si lointain de ce capitaine mort obscur et miséreux en 1645 gagne une fascinante présence et révèle ses audaces voire ses fulgurances, dont Harke, Harke, devenu presque un classique du répertoire pour viole de gambe depuis sa redécouverte, offre un bon aperçu, avec ses cordes alternativement frottées, pincées et frappées tissant la trame d’une nostalgie non exempte d’une tension parfois douloureuse. Maîtrisant souverainement les possibilités tant techniques qu’expressives de son instrument, Savall parvient, avec une sûreté d’intonation, une netteté d’articulation et une impression de facilité proprement déconcertantes, à déployer un très large spectre d’émotions, de la très élisabéthaine mélancolie, subtil dégradé de gris plutôt qu’absolue noirceur, de Loves farewell au pittoresque narratif d’A Souldiers Resolution, bruissant de rumeurs de batailles réelles ou imaginées, ou plus pastoral des anonymes Lanca-shire pipes, offerts, avec d’autres pièces de genre tirées, entre autres, des recueils de John Palyford, comme délicieux compléments aux extraits des Musicall Humors de Tobias Hume. Peu d’interprètes savent à ce point entraîner leur auditoire au fil des rêveries qu’il lui proposent ; le silence suivant chaque pièce en disait long sur la qualité d’écoute et le recueillement suscités de façon constante par ce concert, un moment suspendu arraché au temps, tout diapré d’une lumière aussi chaleureuse et subtile que celle du soleil de la fin d’après-midi d’été cascadant au travers des splendides vitraux de la chapelle. Après des applaudissements vibrants et deux rappels, le maître, que son humilité porte à saluer en s’effaçant derrière sa viole, repartait vers de nouveaux horizons humains et musicaux en laissant derrière lui un public dont le sourire était sans doute la plus belle révérence envers un talent que rien ne semble devoir altérer.
Ces deux concerts ont permis au 5e Festival de Musique de Richelieu de se refermer sur une note radieuse, que l’on espère synonyme de beaux lendemains pour une manifestation qui doit lutter pied à pied pour continuer à exister et proposer, à l’écart des rendez-vous plus médiatisés et gourmands de subventions, des rencontres placées sous le signe de l’authenticité, de l’exigence et de la générosité. On souhaite longue vie à ses projets en attendant avec impatience de découvrir les merveilles qui ne manqueront pas de jalonner son édition 2012.
5e Festival de Musique de Richelieu, 27 juillet – 7 août 2011 :
Samedi 6 août 2011, L’Amour et Bacchus. Airs de cour & à boire, pièces de luth, textes du XVIIe siècle français.
Ensemble Il Festino :
Dagmar Saskova, soprano
Julien Cigana, comédien
Manuel de Grange, luth, guitare baroque & direction
Dimanche 7 août 2011, Musicall Humors. Pièces pour basse de viole de Tobias Hume, Alfonso Ferrabosco, Thomas Ford, John Playford (éditeur) et anonymes.
Jordi Savall, viole de gambe
Accompagnement musical :
1. Étienne Moulinié (1599-1676), Vous, que le dieu Bacchus
Dagmar Saskova, soprano, Manuel de Grange, luth
2. Marc-Antoine Girard, dit Saint-Amant (1594-1661), La naissance de Pantagruel
Julien Cigana, comédien
Il Festino
Manuel de Grange, luth & direction
Le premier disque d’Il Festino, consacré aux airs de cour en italien de compositeurs français du XVIIe siècle, est annoncé chez Musica Ficta entre la fin d’octobre et le début de novembre 2011.
Tobias Hume (c.1569 ?-1645), Musicall Humors (Londres, 1605) :
3. Harke, harke
4. Good againe
Jordi Savall, viole de gambe
Musicall Humors. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Crédits photographiques :
Les photographies illustrant cette chronique sont de Claire Pain (Dôme de Richelieu), Gala Ringger (Il Festino) et Daniel Clauzier (Jordi Savall). Je les remercie de m’avoir autorisé à les utiliser.