L’euro n’est pas en soi menacé dès lors qu’il cimente les solidarités concrètes et la paix et qu’il est géré par une institution remarquablement stable, la Banque centrale européenne. Un plaidoyer pour l’Europe qui ne laissera probablement pas nos lecteurs indifférents.
Par Guy Sorman, depuis Moscou, Russie
Ceci étant posé et essentiel, l’économie dans le projet européen est une mécanique au service d’un esprit. Comme l’expliquait Jean Monnet, le tout premier mécanicien, l’économie, le libre échange ont pour but de créer des solidarités concrètes et irréversibles. Ainsi Jean Monnet a-t-il réussi à mettre sur les rails une Europe qui fonctionne là où tous les diplomates avant lui avaient échoué pendant un siècle, parce qu’ils avaient cru en des solidarités abstraites : c’est l’échange et pas le traité qui a fait les Européens. La création d’une monnaie commune doit être comprise dans cette même logique historique. Certes, il existe de bons arguments techniques en faveur de l’euro, telles la facilitation des transactions financières et la possibilité d’emprunter à des taux bas puisque cette monnaie devait être plus fiable, moins risquée que les monnaies nationales. L’euro est donc en principe et sur le papier, un accélérateur de croissance. Cette plus value économique a de fait, bénéficié aux pays à monnaie faible comme le Portugal, l’Espagne et la Grèce.
Mais, depuis 2008, la crise de l’Euro a annulé cet avantage économique. Pour autant, l’Euro n’est pas en soi menacé, pour deux raisons : d’abord parce qu’il cimente les solidarités concrètes et la paix, en particulier entre la France et l’Allemagne. Ces deux pays étant l’un pour l’autre, leur principal client, les évolutions du cours de l’euro sont sans conséquence puis que c’est leur monnaie commune. L’euro n’est pas menacé non plus parce qu’il n’est pas géré par des gouvernements fantasques ou changeants mais par une institution remarquablement stable qu’est la Banque centrale européenne. Il est tout à fait essentiel que, même en période de crise, aucun gouvernement européen n’a véritablement remis en question l’indépendance de cette Banque, ni modifié sa responsabilité qui est de garantir la stabilité des prix et la sécurité de la monnaie.
Reste la crise, non pas de l’euro mais de l’endettement public de certains États membres de l’union monétaire européenne. La crise est née d’une confiance excessive en l’honnêteté et la capacité de gestion des gouvernements membres : les traités prévoient que les États membre respectent des critères financiers clairs comme en particulier, un endettement budgétaire au maximum de 3% de la production annuelle. Si les gouvernements étaient vertueux et honnêtes, tous auraient respecté cette norme et il n’y aurait pas de crise. Cet excès de confiance s’est avéré un désastre : les gouvernements supposés les plus vertueux en principe, l’Allemagne en particulier, n’ont pas toujours respecté la règle des 3%, d’autres comme la Grèce ont publié des comptabilités truquées (dissimulant en particulier le coût effarant des Jeux Olympiques d’Athènes). À l’absence de vertu s’est ajoutée l’absence de sanction significative : la Commission européenne, des bureaucrates dépendant, ne peut que faire des observations, mais nul ne peut contraindre un État défaillant à retourner à ses engagements. Faute de coordination politique et de contrainte juridique, ce que l’on appelle les « marchés », sanctionnant les cancres. Ces marchés que l’on décrit comme des forces obscures et sans moralité, ne sont en vérité que l’addition des épargnants, des retraités et des institutions financières qui gèrent cette épargne. Le « marché » est en réalité un électeur européen (plus quelques non européens peu nombreux à détenir des dettes européennes) qui s’inquiète pour ses placements : n’est-ce pas légitime ! La dette est, pour l’essentiel, de l’argent que certains Européens ont prêté à d’autres Européens. Cette interdépendance explique pourquoi la zone Euro n’éclate pas puisque nul n’en sortirait bénéficiaire.
Les seules solutions relèvent nécessairement d’un bricolage interne, de négociation de maquignon. À plus long terme, cette crise enseigne ainsi trois leçons essentielles.
Tout d’abord, en cas de crise économique, telle celle qui a démarré aux États-Unis en 2008, il est inutile et plutôt contreproductif de « relancer » l’économie par la dépense publique. Cette vieille lanterne magique inventée par Keynes dans les années 1930, ne crée pas d’emplois durables mais seulement des dettes.
La deuxième leçon qui est connexe et, miraculeusement, aujourd’hui admise par tous les gouvernements en Europe, à droite comme à gauche, c’est que la dette crée le chômage : tout euro dépensé pour relancer l’économie est un euro en moins pour créer des entreprises et des emplois. Une crise est plus persuasive que mille leçons d’économie: les peuples, disait Hayek, n’apprennent que de leurs propres erreurs.
La troisième et ultime leçon, c’est que la vertu ne suffira pas à faire de l’euro une monnaie aussi fiable que le dollar : l’indépendance de la Banque centrale doit donc être confortée par une institution politique commune, qu’il s’agisse d’un Ministère des Finances européen, d’impôts européens plutôt que nationaux ou de mécanisme automatiques de sanction contre les États mal gérés.
L’ancien Président français Jacques Chirac observait souvent que l’Union européenne ne progressait jamais que de crise en crise : ce devrait de nouveau être le cas. Entre le suicide et un renforcement des institutions européennes, c’est toujours la seconde option qui a prévalu et qui prévaudra encore.