On ne cesse plus d'instruire le procès du surréalisme. Tout témoignage à charge semble délivrer un passeport en règle dans le monde des lettres, un brevet d'écrivain correct et propret. Faire de ce qui fut sans doute bien plus qu'un mouvement une sorte de dictature, qui a sévi pendant un demi-siècle, revient à effacer tout un mode d'existence. Bien entendu, l'écriture automatique nous tombe des mains. À peine peut-on la qualifier de poésie tant elle perd vite de sa saveur, tant elle est bridée par le seul culte de l'image. Mais c'est oublier un peu trop vite l'élégance aristocratique de la prose chirurgicale d'André Breton. C'est surtout occulter complaisamment l'enthousiasme qu'a pu apporter cette invasion du banal par le merveilleux, en partie par la (re)découverte d'une portion congrue du passé littéraire. À l'évidence, le mouvement est aujourd'hui enterré, mais quelques feux follets s'échappent encore du charnier.
Guy Cabanel (né en 1926) est de ces éléments attachants qui composèrent chacun à leur façon la deuxième génération, d'où s'envolent les noms de Jean-Pierre Duprey, Stanislas Rodanski ou Claude Tarnaud. Déboulant sur scène avec sa théorie de la « sodomisation des mots », il la met en œuvre dans son fameux A l'Animal noir. Les présents recueils ne sont certes plus de la même vigueur, mais ils laissent à ceux qui n'oublient pas le loisir de quelques bouffées d'une fragrance bientôt évanouie.
Ce qui réunit L'Ivresse des tombes et ce fort divertissant Hommage à l'Amiral Leblanc tient en deux thèmes : la mer et la mort – et donc l'amour. Triple humidité : celle de l'eau, de la terre sépulcrale et celle du sexe féminin, constamment évoqué, et constituant les bornes inséparables de ce qu'il est convenu d'appeler la vie. Au point qu'on ne sait plus de laquelle il est question : « Bercée dans les dunes qui recueillent les sifflements de l'air, elle rêvait de l'océan, des tempêtes sauvages, de son corps si mince flottant près de l'horizon ». Cette indifférenciation s'insinue dans le cours des choses, le déroulement des textes, portant le thème dans la banalité recherchée du poème et vers des hauteurs discrètes : « Tout autour les fusiliers marins ont gravé des sexes de femme. C'est pourquoi ces lieux sont sacrés ». On reconnaîtra aisément les motifs de l'esthétique érotique surréaliste. Le premier recueil – le plus récent – les développe une fois encore. Cette Ivresse des tombes, qui regarde épisodiquement du côté de Baudelaire et de Valéry, fait parfois de la mort une chanson à boire en vers de mirliton, qui n'est pas loin de la résignation hilare du fossoyeur : « Celui qui poursuit / son chemin solitaire / glacé parmi les pierres / froides reconnaît la voie / qui sous sa route le mena » dit le poème « La joie du mort ». La facture assez traditionnelle – si l'on peut dire – de ce recueil oscille entre le caractère inéluctable de la fin et l'étrange séduction qu'elle fait naître par l'analogie et la double vue : « La plaine plantée de stèles / aux bouches voluptueuses, / à perte de vue beauté / fêlée ». Le poète est toujours au bord, en équilibre instable « Rêvant encore de chanter / au-delà des terribles monts ». « Heureux ceux qui reposent en des tombes liquides », écrit l'Amiral.
L'Hommage à l'Amiral Leblanc constitue sans doute l'héritage le mieux assumé et le plus indépendant des théories bretoniennes. La fausse épopée coloniale prend vie par le désordre même des chapitres et des versets, qui donnent l'impression de pages fragmentaires d'une hagiographie rabibochée. Les photographies et les gravures confèrent toute son importance à l'image dans l'écriture, prolongée par l'inclusion de l'élément graphique dans le tissu écrit. Cabanel tire sans doute les leçons de Nadja mais il y ajoute un véritable « Umour » qui semble avoir légitimement sa place dans la fameuse Anthologie. Du récit parodique, qui n'est pas sans rappeler le Benjamin Péret de Mort aux vaches et au champ d'honneur, au recueil de pensées proche de Lichtenberg, l'ouvrage peut être difficilement classé. On ne saurait oublier la très utile carte qui permettra au lecteur amateur de beaux voyages de pouvoir enfin visiter comme il se doit la vallée de la Scrütch et la ville de Hnem. L'auteur parvient alors à retourner toute la logique de la langue, à dessiner une géographie du nonsense. Le nom même d'Amiral Leblanc sonne comme une parodie de l'Animal noir, ainsi que le note justement Alain Joubert dans sa préface. Retrouvant la puissance de l'absurde, les aphorismes ont la force des slogans que le groupe savait si bien utiliser : « Vous avez vaincu vos ennemis du dehors. Exterminez celui du dedans », « Le rhum blanchit les idées noires », « Être pieux comme un requin ». On pourrait en citer encore, des plus poétiques aux plus humoristiques, sans oublier certains préceptes particulièrement utiles.
D'aucuns pourraient juger tout ceci un peu trop facile, on ne saurait le leur reprocher – ni le leur expliquer. Mais il n'est pas vain de jeter un œil sur ces lignes, pour tenter d'apprécier encore une étrange saveur qui perdure vaille que vaille chez les derniers représentants du surréalisme. Il convient de le faire avant qu'il ne soit trop tard, sans snobisme mais avec exigence. Après, viendra enfin l'oubli – ou la renaissance.
Guy Cabanel, L'Ivresse des tombes et Hommage à l'Amiral Leblanc, Ab Irato (2011 et 2009), (site de l’éditeur)
[Samuel Macaigne]