La gangrène du "risque zéro" nous menace

Publié le 31 août 2011 par Notsoblonde @BlogDeLaBlonde

Illustration tirée du site DELIGNE en ligne.

Récemment j'ai lu un livre d'Alain Badiou. Mais si tu sais, le philosophe. Il s'agit d'un ouvrage qui est en fait une retranscription d'un dialogue qui s'est tenu en marge du festival d'Avignon, au cours d'un échange dans le cadre du "théâtre des idées" organisé par Nicolas Truong. Il me semble que j'en ai entendu parler la première fois au cours d'une émission sur France Inter.

Ce livre s'intitule "Eloge de l'amour" et la quatrième de couverture est occupée par ceci :

"La conviction est aujourd'hui largement répandue que chacun ne suit que son intérêt. Alors l'amour est une contre-épreuve. L'amour est cette confiance faite au hasard".

En parcourant l'ouvrage, qui est un livre de philosophie et propose donc un regard très particulier sur l'amour, je relève de nombreux passages dont la pertinence me frappe, surtout ceux qui concernent la contingence. 

Alain Badiou ouvre la conversation sur une publicité pour le site de rencontres Meetic, qui l'a, explique-t'il, profondément choqué. Il s'agissait d'une campagne composée de plusieurs affichages dont certains portaient les slogans suivants "Ayez l'amour sans le hasard" , "vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir" ou encore "On peut être amoureux sans tomber amoureux".

Selon lui "(...) l'amour zéro risque, pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d'une propagande générale, une première menace sur l'amour que j'appellerai la menace sécuritaire. Après tout, ce n'est pas loin d'être un mariage arrangé. Il ne l'est pas au nom de l'ordre familial par des parents despotiques, mais au nom du sécuritaire personnel, par un arrangement préalable qui évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle, au nom de la catégorie fondamentale de l'absence de risques".

Plus loin "je crois en effet que libéral et libertaire convergent vers l'idée que l'amour est un risque inutile. Et qu'on peut avoir d'un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de l'autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l'économie de la passion. De ce point de vue, je pense réellement que l'amour, dans le monde tel qu'il est, est pris dans cette étreinte, dans cet encerclement, et qu'il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c'est une tâche philosophique, parmi d'autres, de le défendre. Ce qui suppose probablement, comme le disait Rimbaud, qu'il faille le réinventer aussi. Ca ne peut être une défensive par la simple conservation des choses. Le monde est en effet rempli de nouveautés et l'amour doit aussi être pris dans cette novation. Il faut réinventer le risque et l'aventure, contre la sécurité et le confort."

Bon l'ouvrage regorge de réflexions extrêmements intéressantes sur un nombre incalculables de cas (le "chapitre" "amour et art" est en particulier passionnant, notamment lorsque le théatre est évoqué) mais j'ai choisi de n'aborder ici que ce risque qui est souligné par le philosophe. Partant d'une citation de Paul Claudel (extraite de "partage de midi") qui est la suivante "Distants, encore que ne cessant de peser l'un sur l'autre", il explique que "l'amour n'est pas à proprement parler une possibilité, mais plutôt le franchissement de quelquechose qui pouvait paraitre comme impossible. Quelque chose qui existe et qui n'avait pas de raison d'être, qui ne vous était pas donné comme une possibilité. C'est aussi pour cette raison que la propagande de Meetic est fallacieuse. Elle fait comme si, pour la sécurité de votre amour, vous alliez examiner des possibilités et prendre la meilleure. Mais ça ne se passe pas comme ça, dans l'existence! Ce n'est pas comme dans les contes avec le défilé des prétendants. C'est le franchissement d'une impossibilité qui est le commencement de l'amour, et Claudel est un grand poète de l'impossible à travers le thème de la femme interdite".

Ce discours m'a aussi évoqué le "Nadja" d'André Breton que j'ai relu dans la foulée. Rares sont les ouvrages qui restituent aussi bien que celui-ci le poids du hasard dans l'histoire d'un couple, l'amour fou qui n'a pas de raison d'être a priori et qui pourtant résonne soudain pour deux êtres comme l'évidence la plus certaine. (voir ici mon billet sur un autre ouvrage d'A. Breton, "l'amour fou" où ce thème était aussi repris)

L'auteur de "l'éloge de l'amour" ne cesse de clamer la nécessité de laisser se faire les choses, les rencontres se réaliser, sans forcer le destin ou tenter d'aller vers ce qui semble être le plus dans "notre intérêt". Car  comme il le souligne si bien, alors que, jadis, les parents cherchaient à établir des mariages de raison, pratique dont on s'offusque allègrement aujourd'hui, nombreux sont pourtant ceux qui reproduisent le modèle qu'ils rejettent en sélectionnant leurs partenaires sur des sites aux cribles de plus en plus fins. Il y a de quoi s'inquiéter...

(Chez Flammarion : 12 euros)

D'autant qu'en étant attentif à ce qui nous entoure, on se rend compte assez rapidement que cette angoisse du hasard et de l'incertitude commence à gangréner tous les aspects de notre quotidien. J'en reviens à cette assurance "soleil" dont j'ai appris qu'elle existait très récemment et qu'elle permettait, une fois souscrite, de solliciter un dédommagement si pendant une semaine de location, vous n'aviez pas droit à au moins trois jours de soleil. J'ai d'abord cru à une plaisanterie mais non. Je suis allée vérifier. Elle existe bien cette assurance. 

Que se passe t'il donc? Pourquoi chercher à se rassurer avec des "garanties de réussite de la vie"? "Choisissez le bon partenaire de vie avec Meetic", "passez des vacances ensoleillées :satisfait ou remboursé", "suivez le bon cheminement dans votre parcours amoureux avec la règle des trois jours et celle des 48 h"(voir le billet consacré ici, où je m'alarmais déjà de ce qu'en réponse à ce qui semble être une vraie angoisse générationnelle, certains aient entrepris d'édicter des "règles du bien aimer").

Et si le hasard était finalement ce qui faisait le sel de la vie? Et si on pouvait tirer bénéfice d'un peu de "lâcher prise" et se laisser aller à écouter son instinct de temps en temps? 

Et si nous suivions simplement la recommandation inscrite dans l'édito de l'excellent numéro estival "Rencontres" de Télérama (été 2010) ?

""La rencontre c'est (...) la confrontation à l'autre, à la différence, à l'inattendu. L'acceptation d'être bousculé, transformé, de voir ses certitudes ébranlées, sa vie changée (...) Cet été, laissez la porte grande ouverte. C'est tout le bonheur que nous vous souhaitons!" (Michel Abescat) (A retrouver ici sur le billet intitulé "le photographe et son modèle").

Bon, on respire bien fort et on essaie? Chiche?

  

Pour finir en musique comme toujours, le superbe morceau écrit par Dominique A pour Lise "le cycle, les mirages" qui évoque le retour à l'amour après une blessure profonde, malgré la probable douleur qui s'annonce :  "Des mirages m'attendent et j'y retournerai, je tomberai encore, encore dans les mêmes filets, les mêmes bras qui errent dont je me défierai puis m'en échapperai encore et je retrouverai et la mer intranquille, et la route insensée,  elles me verront venir, inquiète et inchangée"...


Lise - "Le Cycle, Les Mirages" par CInq7

Add on : Attention, je tiens à préciser que je ne remets pas en cause le fait que ce genre de site, comme Meetic par exemple, a pu permettre de jolies rencontres à bon nombre de gens (j'ai déjà reçu quelques messages de colère) mais je souligne juste, les propos d'Alain Badiou à l'appui, que l'existence et l'utilisation massive de ce genre de sites sont sans doute significatifs d'une certaine évolution de notre société et que ça m'angoisse un peu. Ceci est comme toujours un point de vue personnel dont je comprends parfaitement qu'il puisse ne pas être partagé. Bien entendu.