- Fred © Dargaud – 1993
Armand Corbackobasket a, semble-t-il, un nom qui le prédestinait à vivre une expérience hors du commun. Nous le découvrons désabusé, au moment où il frappe à la porte du Docteur Verle Corbo, médecin psychiatre. Surprenante première rencontre pour Armand puisque le spécialiste se révèle un brin déjanté, le type d’homme qui ne semble pas avoir la carrure pour encaisser ce qu’il va devoir entendre.
L’histoire d’Armand est atypique. Un matin, au saut du lit, cet homme se rend compte qu’il s’est transformé en corbeau. Seules choses qu’il a conservées de sa « vie d’avant » : sa taille humaine et ses baskets. C’est donc tout de plumes vêtu qu’il se rend à son travail, qu’il essuie le courroux quotidien de son patron parce qu’il est en retard et qu’en prime, il se fait licencier à cause de son « déguisement »… Une excentricité qui ne plaît pas, de l’avis général de ses collègues. Mais ce n’est là que le début d’un parcours douloureux et d’une longue solitude. Confronté à un phénomène d’exclusion en raison de sa différence, c’est bien malgré lui qu’Armand va trouver un nouvel employeur, tenter de supporter sa différence et l’intolérance des autres à son égard…
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Touchant personnage que celui d’Armand.
Étrange personnage qu’est son psychiatre, qui écoute sans entendre. Affublé de tous les symboles propres à sa fonction : un entonnoir en guise de couvre-chef, un stylo à plume aussi grand que lui et un carnet de notes aussi volumineux qu’une valise de duchesse… il fait mouche et nous amuse. Armand devra s’accommoder de cet hurluberlu pour engager sa thérapie, vider son sac et trouver sa solution pour aller de l’avant. Se résoudre au suicide n’est pas une fin en soit, Armand le sait bien. Il va donc se dire et son histoire fait écho en nous de manière troublante. Un mélange de souvenirs de cauchemars, d’échecs, d’humiliations… cette expérience est tout cela à la fois, entre le monde onirique et la réalité crue. Aussi improbable que cela paraisse, l’identification au personnage principal s’effectue rapidement.
Le ton est donné, l’absurdité de l’univers n’est pas niée au contraire, Fred le Poète joue avec les mots et le comique de situation. Il s’amuse et nous amuse.
Grand Prix de la Ville à Angoulême en 1980, Fred a logiquement endossé le costume de Président du Jury d’Angoulême l’année suivante ; une reconnaissance largement justifiée. A cette époque, 12 tomes de Philémon sont déjà publiés et une carrière d’auteur qui avait débuté 26 ans plus tôt. Entre temps, il avait pris la casquette de Directeur artistique d’Hara-Kiri avant de rejoindre Pilote cinq ans plus tard. C’est là qu’il accouchera de Philémon, une œuvre qui le fait entrer dans le Panthéon des auteurs qui ont marqué des générations de lecteurs. Trente ans après la naissance de Philémon, c’est au tour d’Armand de voir le jour. Nouveau petit bijou que le Jury d’Angoulême récompensera trois mois plus tard -en janvier 1994- avec l’Alph-Art du meilleur album français.
Ces dernières années, j’ai eu de nombreuses occasions de feuilleter cet album. J’ai longtemps cru qu’il était verbeux. J’ai longtemps pensé que son graphisme était lourd et maladroit. Et puis, lors d’une descente récente en librairie, la lecture des trois premières planches a eu raison de moi et m’a convaincu d’opter pour l’achat, un choix que je ne regrette absolument pas aujourd’hui.
Dès les premières pages, l’attitude et la posture d’Armand touchent le lecteur. Ses grands yeux tristes, son dos vouté, son look atypique et l’accoutrement de son psychiatre captent l’attention. Soixante pages plus loin, le lecteur débarque d’un voyage passionnant et éprouvant durant lequel il a côtoyé la folie des hommes. Racisme et préjugés, intolérance et peur de l’étranger… Un univers riche dans lequel les symboliques sont omniprésentes, lourdes de sens mais leur utilisation détournée rend le récit jubilatoire. Une bande dessinée peut-elle rendre intelligent ? Si Maus n’a pas suffi à vous convaincre (ce dont je doute), voici un album qui devrait effacer vos dernières réticences.
Entre humour noir et dérision, ce conte satirique nous emmène aux confins d’une société en perte de repères. Individualisme, importance du paraitre, les personnages rencontrés par Armand ont ici fait le deuil de la notion de libre-arbitre, cela ne les attriste pas. Grotesque et mal fagoté, tes est l’individu de cette société absurde imaginée par Fred. L’album est une fenêtre ouverte sur le paysage à la fois amusant et cruel de notre quotidien et de ses travers. Un humour sarcastique sert cette fable, on rit de nos travers humains bien qu’inquiet de la forte ressemblance entre ce monde et le nôtre. Lecteur n’a d’autre solution que de s’accrocher à Armand (seul individu censé dans cet univers de brutes) comme il s’accrocherait à une bouée trouvée après un naufrage. L’humanité et la sensibilité du volatile sensibilité réchauffent.
Quant au graphisme, si je n’accroche pas toujours avec le dessin de Fred, j’en ai pourtant savouré la finesse. Lorsqu’il illustre le trouble ressenti par Armand, désormais victime du « délit de sale gueule », on explore avec cet homme-oiseau le côté sombre de son monde. Le héros est comme un enfant qui découvre une vérité qu’il avait niée ou qu’on lui avait cachée jusque-là. Avec beaucoup de pudeur, l’auteur met en scène la quête de sens de l’homme-oiseau qui voit sa vie banale basculer du jour au lendemain. Contraint de supporter les frasques de sa métamorphose, il n’a d’autres choix que la marginalisation. Les teintes ocrées du petit cabinet psychiatrique seront un précieux soutien durant la lecture. Elles contrastent tantôt avec la grisaille des prolétaires, tantôt avec l’agression lumineuse et clinquante des intérieurs bourgeois (de magnifiques planches à découvrir !). En somme, un graphisme qui s’accorde à merveille aux propos déjà mordants de l’auteur.
Une lecture que je partage avec Mango et les participants des
Je suis touchée par cet album dont je ressors grandie. Il offre une occasion originale de parcourir, via un biais mi onirique, mi fantastique, les frasques et les absurdités de nos sociétés dites civilisées. Les dialogues savoureux offrent une réflexion enrichissante sur la différence et l’intolérance véhiculée par cette œuvre pleine de tendresse et de poésie.
Les chroniques de Culture’s Pub et de Benjamin.
Extraits :
« La foule en a crucifié d’autres avant vous, des fantaisistes… avec ou sans baskets. Et moi, comme Ponce Pilate, Monsieur Corbackobasket : j’écoute la foule ! Pour le bien de la société » (L’histoire du corbac aux baskets).
« Si t’étais comme tout l’monde hier, ‘fallait venir hier, corbeau ! Ouais ! Parce qu’aujourd’hui, t’as beau dire, t’es pas tout à fait comme nous ! Même avec des baskets ! Et ici on ne sert pas les gens qui ne sont pas comme nous ! » (L’histoire du corbac aux baskets)
« - Si les corbeaux se mettent à chercher du travail maintenant, où allons-nous ?
-C’est vrai ça ! Comme si y avait pas assez de chômage entre nous !
- Les corbacs, c’est des fumiers ! » (L’histoire du corbac aux baskets)
L’histoire du Corbac aux baskets
One Shot
Éditeur : Dargaud
Collection :
Dessinateur / Scénariste : Fred
Dépôt légal : octobre 1993
Bulles bulles bulles…
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