Dans son dernier ouvrage, Secrets de sondages*, Denis Pingaud aborde sans tabous les questions qui entourent les enquêtes d’opinion. Fiabilité des intentions de votes, risques de connivences avec les médias, biais possibles des questions : l’ouvrage du Vice-Président exécutif d’OpinionWay n’esquive aucun sujet. Denis Pingaud a accepté de répondre à Délits d’Opinion.
Délits d’Opinion : Votre ouvrage, Secrets de sondages, aborde sans tabous les questions régulièrement soulevées autour de ces enquêtes d’opinion. Quel a été le parti-pris initial de votre initiative ?
Denis Pingaud : Le débat récurrent sur les sondages est à la fois injuste pour les instituts et immature pour la démocratie. Le plus souvent, la mise en cause fréquente et absurde de l’expertise des sondeurs est le résultat de malentendus ou de faux débats comme, par exemple, le recueil des données par Internet ou les méthodologies de redressement. Cela ne grandit pas les accusateurs mais, surtout, engendre une discussion dans l’espace public qui est loin d’être à la hauteur des enjeux que soulève la multiplication des études publiées dans une démocratie d’opinion.
Pour autant, de vraies questions subsistent et méritent d’être traitées sérieusement par toutes les parties prenantes de la discussion : instituts, médias, chercheurs, etc. Elles ont trait, d’abord, à l’ergonomie des questionnaires qui, parfois, pose problème, même si les sondeurs exercent leur métier avec professionnalisme. Elles concernent, ensuite, l’interprétation publique des données par les médias dont certains, parfois, s’affranchissent du recul nécessaire à une analyse fondée et sereine. Elles relèvent, enfin, d’une interrogation plus fondamentale sur la compréhension des opinions et de leur formation dans une démocratie surexposée à l’information. Démêler les faux débats et les vraies questions, suggérer une autorégulation de la profession plutôt que le recours à la loi pour revenir à des controverses plus apaisées sur les sondages d’oinion, voilà l ‘idée et le propos de mon livre.
Délits d’Opinion : Selon vous la publication des chiffres bruts est un faux débat. Pour quelles raisons vous opposez-vous à cette initiative qui permettrait selon certains, de rendre plus transparents les sondages et leurs méthodes ?
Denis Pingaud : Si instituts et médias décidaient, d’un commun accord, de publier systématiquement les chiffres bruts d’une enquête pré-électorale, pourquoi pas. Mais il faut distinguer, me semble-t-il, la transparence et la confusion. Donner réellement à chaque citoyen qui le souhaite – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – accès aux tableaux de redressement des instituts me paraît souhaitable et même indispensable pour désamorcer les mauvais débats sur les soi-disant « secrets de cuisine » des sondeurs. Publier dans la presse des chiffres bruts – dont on sait qu’ils sont, par définition, faux – aux côtés des chiffres définitifs résultant des nécessaires redressements et de la précieuse expertise des instituts me semble devoir générer plus de confusion que de clarté dans l’espace démocratique.
Délits d’Opinion : A travers de nombreux exemples, vous démontrez comment les questions elles-mêmes, (ordre, choix de mots) peuvent induire une réponse. Pouvez-vous préciser ce point, et comment par ailleurs assurer une neutralité des questionnaires ?
Denis Pingaud : C’est une banalité que de rappeler l’influence d’une question sur la réponse ! Cela reste pourtant un sujet central dans les études d’opinion marquées, de plus en plus, par l’accélération des séquences entre effets d’annonce des politiques et recueil des données sur le sujet ou par la multiplication des champs d’investigation consécutive à la montée en puissance de toutes les nouvelles formes de démocratie participative.
Malgré leur talent et leur savoir-faire, les instituts sont sous pression permanente et doivent composer avec les contraintes du temps médiatique et politique. Il en résulte parfois des questionnaires qui, a posteriori, apparaissent plus ressortir de l’opportunité que de l’exigence.
Délits d’Opinion : Reprenant le titre célèbre de Bourdieu, vous posez la question sans langue de bois : en 2011 peux-on dire que l’opinion publique existe ?
Denis Pingaud : Il est aujourd’hui plus intéressant de relire Bourdieu que ses épigones. Je pense que nombre de ses hypothèses sont aujourd’hui invalidées par le développemet massif des moyens d’information et l’acculturation des citoyens au processus même de la démocratie d’opinion. Mais la question demeure des contours réels de cet objet non identifié – l’opinion publique – dont se saisissent les politiques pour justifier leur exercice ou leur conquête du pouvoir.
Ce qui m’intéresse est le mécanisme de formation et de cristallisation des opinions dans nos démocraties modernes. Les structures sociologiques lourdes qui expliquaient, autrefois, les comportements électoraux par exemple, persistent-elles sous d’autres formes ? L’opinion horizontale, sur un spectre politique gauche-droite, a-t-elle encore autant d’importance dans la représentation politique des citoyens que l’opinion verticale, sur un spectre distance-proximité ou dépendance-volonté ?
Délits d’Opinion : Au final, que valent les sondages d’opinion et les intentions de vote. Sont-ils fiables et en quoi la variable temps est-elle essentielle ?
Denis Pingaud : En règle générale, les sondages d’opinion et les intentions de vote donnent une image fidèle de l’état de l’opinion à un moment donné, par rapport à la question posée et par rapport à l’offre électorale proposée. Mai on sait pertinemment qu’à huit mois du scrutin présidentiel, par exemple, quand les candidats ne sont pas tous connus et que la campagne électorale proprement dite n’a pas eu lieu, les études pré-électorales ne font que refléter des effets de popularité et de désirabilité liés à la conjoncture économique et politique.
Plus on se rapproche d’un scrutin et plus les sondages ont une valeur prédictive même si, heureusement d’ailleurs, l’opinion est une matière vivante qui n’est jamais définitivement réductible que dans le secret de l’isoloir.
Délits d’Opinion : Dans quelle mesure l’auto-régulation et l’intégration du champ universitaire peuvent-ils assurer la pérennité des instituts de sondages ?
Denis Pingaud : Le principal risque des instituts d’études qui interviennent sur le marché des sondages d’opinion est la dévalorisation progressive de leur travail. Ils subissent de plein fouet l’apauvrissement des médias et l’accentuation de la concurrence entre eux. Demain, d’autres entrants peuvent même facilement pénétrer sur ce marché du fait de la sophistication des access panels de toutes sortes.
La seule voie, pour notre métier, est donc d’élever considérablement les standards de qualité pour revaloriser notre offre. A mon avis, cela devrait passer par une autorégulation intelligente et maîtrisée de la profession, avec les médias et les chercheurs plutôt que par une nième voie législative ou réglementaire. Les propositions des deux sénateurs Portelli et Sueur sont pleines de bonnes intentions mais insuffisantes, me semble-t-il, à résoudre le problèmes soulevé par le débat récurrent sur les sondages. Se plaint-on ou se félicite-t-on, aujourd’hui, de l’autoréguation de la publicité qui sous l’égide des annonceurs, des médias, des agences et maintenant des associations, permet d’éviter les dérapages dans les contenus publicitaires ?
*Secrets de sondages sera disponible à partir du 1er septembre ( éditions du Seuil, 14 euros)
Propos recueillis par Matthieu Chaigne