Extrait de Vingt et un siècles d’économie, Les Belles Lettres, 2002 par Philippe Simonnot.
I want my money back. Qui ne se souvient de Margaret Thatcher réclamant à l’Europe qu’elle lui rende sa monnaie ? Peut-être avait-elle en mémoire la manière subtile dont Charles II, roi d’Angleterre dans les années 1670, soutirait de l’argent à Louis XIV. On aurait pu ne jamais rien savoir de cette corruption au plus haut niveau si des indiscrétions calculées n’avaient été commises, qui eurent de grandes conséquences non seulement sur le régime monarchique anglais, mais aussi sur l’avenir de l’économie mondiale.
La principale puissance guerrière dans le troisième tiers du XVIIe siècle, c’est la France, gouvernée par le « plus grand roi de l’Univers ». Les fastes de Versailles donnent une image juste et fausse du règne. Juste parce qu’ils manifestent aux yeux du monde la suprématie politique à laquelle est parvenue le royaume. Fausse, car tout en étant le soleil d’une cour éblouie, Louis est un authentique chef de guerre. Sur le terrain, il risque sa vie pour montrer à ses soldats le « chemin de l’honneur ». Les combats l’arracheront à la Cour 97 jours en 1672, 166 jours en 1673, 69 jours en 1674, 72 jours en 1675, 84 jours en 1676, 93 jours en 1677, 60 jours encore en 1678.
Toutefois, il manque à cette force le nerf de la guerre. Car la première puissance économique et financière, c’est la petite Hollande qui a su bâtir un immense empire par son commerce. La flotte batave équivaut toutes les autres flottes européennes réunies. On a surtout retenu de cette période la célèbre spéculation sur les tulipes : le cours de certains bulbes est passé en quelques mois de 1635-1636 de 15 à 6 000 florins pour ensuite chuter en 1637 dans un krach retentissant. En fait, comme de récentes recherches l’ont montré[1], l’économie des Provinces-Unies du XVIIe siècle, avant même que n’éclose la Révolution industrielle, a été la première économie moderne avec ses quatre caractéristiques : marchés libres à la fois pour les marchandises et les facteurs de production (terre, travail et capital) ; productivité agricole assez forte pour nourrir une société complexe où peut jouer la division du travail ; un État attentif au respect des droits de propriété, et en même temps non indifférent au sort des moins favorisés ; un niveau technologique justifiant les salaires les plus élevés du monde. Entrepôt du monde, centre d’information, cerveau financier, Amsterdam dirige les prix mondiaux durant le « Siècle de Louis XIV ».
L’affrontement franco-hollandais est inévitable. Sur le plan géopolitique : Louis veut agrandir le pré carré français en direction du Rhin. Sur le plan religieux : les Provinces-Unies sont farouchement protestantes et haïssent le « papisme catholique » des Français. Sur le plan économique enfin : Colbert, le grand maître de la politique économique et financière, table sur les subventions et les contrôles de l’État pour faire naître des industries, et sur des tarifs douaniers ultra-protectionnistes pour que les produits français échappent à la concurrence étrangère. Ces derniers, relevés par deux fois, en 1664 et 1667, font courir un risque mortel au commerce batave. Mais cela ne suffit pas à Colbert qui soutient ouvertement le parti de la guerre contre la Hollande. L’illustre ministre de Louis XIV, encore aujourd’hui célébré comme un génie par les néo-keynésiens français, incarne au XVIIe siècle l’incompréhension de la nature même de l’économie.
L’économie qu’il met en place sous l’autorité de Louis XIV est une économie monarchique au sens plein du terme. D’abord parce que la monarchie est garante de la légitimité de la propriété foncière. L’ancienne justification féodale s’estompe progressivement. Les grands seigneurs peuvent être comparés à de grands fauves, souvent incultes, parfois même analphabètes. Domestiques des deux sexes pullulent. D’où le caractère violent et usurpatoire de l’origine de la propriété foncière, et en conséquence la légitimité qu’elle doit obtenir du système politique. Seul dépositaire de l’intérêt général selon Thomas Hobbes, dont l’œuvre majeure, Le Léviathan, se situe dans la lignée de La République de Bodin, le monarque absolu dispose d’une capacité juridique et politique à proposer des normes et des règlements. Intervention protéiforme qui va de la taxation des salaires par un intendant jusqu’à la fixation du prix des draps par le conseil du Commerce. Quant aux nombreuses subventions de l’État, elles pourraient bien se situer dans le « creux » des insuffisances du capital. Ainsi, les grandes dépenses qu’une manufacture engage sont un motif suffisant pour obtenir un privilège royal du fait de l’instabilité des marchés. Liberté signifie privilège, le droit d’avoir quelque chose que les autres n’ont pas et de leur en interdire l’accès (le privilégié bénéficiant de privatae leges, lois privées).
Par ailleurs, le déclin des villes, commencé au XVIe siècle, s’accentue. La Cour joue le rôle que les villas avaient assuré précédemment. Les villes ne prospèrent que si elles sont résidences royales, ou apprennent à se servir à la Cour. Les hommes cessent d’être citoyens, au sens propre du terme, pour devenir les serviteurs des princes.
Le système colbertien fonctionne si mal que la dernière décennie du siècle sera marquée en France par une crise de subsistance qui a entraîné la crise démographique la plus grave du XVIIe (perte d’1,6 million d’habitants en 1693-1694). La consommation de sel est au même niveau qu’en 1640 et plus faible qu’en 1610-1630. A Lyon, le nombre des ouvriers en soierie tombe de 12 000 vers 1680 à 3 000 en 1702.
C’est sur la base de cette économie absolutiste, capable de dégager une armée énorme de 400 000 hommes, que Louis XIV affronte la puissance commerciale et maritime que représente la Hollande, qui, elle, fonctionne à plein rendement.
Pour avoir une chance de réussir, Louis a besoin d’alliés. Et tout naturellement il pense en trouver de l’autre côté de la Manche. L’Angleterre se pose déjà en rivale commerciale de la Hollande. En 1651, elle a adopté des Actes de navigation qui obligent ses négociants à utiliser le pavillon britannique. De plus, les Bourbons ont des relations intimes avec les Stuart qui règnent de l’autre côté de la Manche. Charles Ier a épousé Henriette Marie de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis. Après sa décapitation en 1649 et l’intermède joué par Cromwell, le fils de Charles Ier, Charles II, monte sur le trône en 1660. La sœur de Charles II, Henriette d’Angleterre, épouse « Monsieur », le frère de Louis XIV, et sera donc appelée « Madame ». Louis XIV est donc à la fois cousin de Charles II et beau-frère d’Henriette.
Madame va servir d’intermédiaire pour signer à Douvres le 22 mai 1670 un traité secret qui inféode Charles à Louis pour 2 millions de livres tournois (environ 76 millions d’euros). De retour en France, le 30 juin, elle meurt subitement, ce qui donnera l’occasion à Bossuet de prononcer sa plus célèbre oraison funèbre : Madame se meurt, Madame est morte. Mort suspecte ? Empoisonnement ? C’est l’une des énigmes de cette extraordinaire histoire. Dans cette oraison, Bossuet en tout cas fait allusion aux « secrets d’État » partagés par la princesse.
Le traité de Douvres prévoit un partage de la Hollande entre les deux pays, la plus grosse part allant à la France. Il stipule que le roi d’Angleterre, convaincu de la vérité de la religion catholique, se réconciliera avec l’Église romaine. Enfin, des garanties financières sont apportées.
Il est intéressant de voir comment ces garanties étaient formulées : « Voulant en cette occasion donner au seigneur roi de Grande-Bretagne des preuves indubitables de la sincérité de son amitié, et contribuer au bon succès d’un destin si glorieux, si utile à Sa Majesté de la Grande-Bretagne, même à toute la religion catholique, (Louis XIV) a promis et promet de donner pour cet effet audit seigneur roi de la Grande-Bretagne la somme de deux millions de livres tournois, dont la moitié sera payée, trois mois après l’échange des ratifications du présent traité, en espèces, à l’ordre dudit seigneur roi de la Grande-Bretagne, à Calais, Dieppe ou bien au Havre-de-Grâce, ou remise par lettres de change à Londres (…), et l’autre moitié de la même manière dans trois mois après ». Charles II s’ajoutait ainsi à la liste nombreuse des pensionnés de Louis XIV qui lui promettait en outre six mille hommes de pied en cas de besoin. A noter que Charles avait aussi vendu à la France Dunkerque, ce repaire de corsaires redoutables.
Mais le Stuart se fait tirer l’oreille. Il diffère sa conversion au catholicisme, autant par la peur du scandale qu’un tel geste provoquerait en Angleterre que pour maintenir un moyen de pression sur son royal cousin. Aussi, en 1671, 1676 et 1677, de nouveaux appels de fonds viennent-ils concrétiser l’amitié des deux rois. Encore en 1679, un projet d’accord prévoit le paiement d’un millions de livres tournois par an pendant trois ans, livrés à Londres de trois mois en trois mois.
Selon certains historiens, Louis XIV voulait exporter en Angleterre l’absolutisme français. Rien n’est moins vrai. Il eût craint que l’absolutisme ne renforçât l’Angleterre. En fait, Charles II n’est pas le seul à profiter de la manne française, nombre de personnalités de la Cour et des partis, de la majorité comme de l’opposition, bénéficient de gratifications elles aussi renouvelées de trimestre en trimestre.
Les transferts de fonds à Londres sont si importants qu’ils influent sur la parité de la livre tournois (française) avec la livre sterling, ce qui n’échappe pas à la sagacité des agents de change. Ce que cherche Louis, c’est tenir son cousin à la main pour régner sans partage sur l’Europe. Comme l’écrira le grand historien anglais Thomas B. Macaulay, « avec une dépense bien moindre que celle qu’il fit pour bâtir et décorer Versailles et Marly, (Louis) réussit à faire de l’Angleterre, durant près de vingt années, un membre aussi insignifiant du système politique de l’Europe que la république de Saint-Marin ».
Sur le plan diplomatique, Charles tient ses engagements. Le 6 avril 1672, Louis peut déclarer la guerre à la Hollande avec le soutien de l’Angleterre. Ainsi les flottes britannique (78 vaisseaux) et française (30 vaisseaux) affrontent-elles à Solebay, aux larges des côtes anglaises, le 7 juin 1672, les 75 navires de ligne hollandais commandés par l’amiral Ruyter, le plus grand capitaine maritime du siècle. Rude canonnade sans résultat décisif. Sur terre, par contre, l’avancée de Louis est fulgurante : en 22 jours il s’empare de quarante villes. Dans la foulée, il aurait pu prendre Amsterdam, mais il hésite. Trop longtemps ! Le 20 juin, les Hollandais ouvrent les écluses de Muyden. Trois jours durant, les eaux se répandent dans la plaine basse et Amsterdam devient une île du Zuiderzee. Les 50 000 soldats français ne parviendront jamais à franchir la ligne d’inondation, bien qu’elle fût défendue par seulement 20 000 Hollandais. La République des Provinces-Unies reste invaincue.
La stratégie de Louis XIV échoue sur un autre plan tout aussi vital : il ne parvient pas à empêcher en octobre 1677 le mariage de Marie, la nièce de Charles avec Guillaume d’Orange, stathouder (capitaine général) de la République, l’âme de la résistance hollandaise, et pour l’heure le pire ennemi de la France. Or Charles n’a pas d’héritier. A sa mort, c’est son frère Jacques qui montera sur le trône. Sa fille Marie, protestante, est très proche dans la ligne de succession de la Couronne anglaise. Son mariage avec Guillaume, qui est lui-même petit-fils de Charles Ier par sa mère, risque donc d’aboutir à renouer l’alliance anglo-hollandaise contre la France.
Dès l’annonce du mariage ce scénario était prévisible. La réalité le confirmera dans une version encore plus défavorable à la France. Charles meurt le 6 janvier 1685. Jacques lui succède sous le titre de Jacques II. L’alliance contre nature avec la France catholique contre un pays protestant avait miné l’autorité des Stuarts. La révocation de l’édit de Nantes (18 octobre 1685) en jetant sur les routes de l’Europe deux cent à trois cent mille huguenots détériore encore l’image de Louis et de son royal cousin. Révélés au public, les subsides français achèvent de déconsidérer Jacques II. Catholique lui-même, dévot et idéaliste, il commet maladresse sur maladresse. La pire étant de faire un enfant à sa seconde femme. Le 16 juin 1688, un garçon naît, catholique. Le nouvel héritier du trône d’Angleterre a priorité sur sa demi-sœur aînée Marie. La monarchie anglaise va-t-elle rejoindre le camp papiste pour un avenir indéterminé ? Insupportable perspective ! Alors, Guillaume d’Orange est invité à débarquer avec son armée en Angleterre, ce qu’il fait le 5 novembre 1688 à Tor Bay poussé par un « vent protestant », évidemment favorable. Il fait fuir son beau-père Jacques II, qui trouve refuge auprès de Louis XIV, lequel se serait passé d’accueillir un vaincu ; puis il monte sur le trône avec sa femme, l’un et l’autre étant couronnés roi et reine le 23 février 1689, sous le titre de Guillaume III et de Marie II, au mépris de la morale et des lois fondamentales du royaume.
Rarement révolution aura été aussi courte et efficace. Surnommée Glorieuse Révolution, elle consacre les droits du parlement et des sujets de Sa Majesté (le fameux Bill of rights), les principes du libéralisme. Les nouveaux souverains, par les réformes constitutionnelles qu’ils mettent en œuvre, font de Londres une place suffisamment crédible pour attirer notamment les capitaux hollandais. La Glorieuse Révolution s’est doublée d’une véritable révolution financière : une taxe indirecte garantit la dette publique qui, n’étant plus une dette personnelle du souverain, ressortit maintenant à la responsabilité du Parlement. Avec la création en 1695 de la Banque d’Angleterre sur le modèle de la Banque d’Amsterdam, Londres achève sa mue en place financière internationale. Derrière Guillaume et sa passion antipapiste, il faut voir le formidable pari des capitalistes bataves qui ont financé son expédition armée : choisir la ressource que la République avait en abondance — l’argent — pour rétablir un environnement international favorable dans lequel ils pourraient prospérer à nouveau.
L’échec de Louis XIV est complet. Il n’a pas empêché, il a même aidé au transfert du centre de l’économie mondiale d’Amsterdam à Londres. A cause de concepts erronés, la France n’a pas seulement perdu une bataille, elle a perdu la guerre économique, et il lui faudra un siècle pour s’en remettre.
Note
- Jan de Vries, Ad van der Woude, The First Modern Economy Success, Failure, and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge University Press, 1997.
Bibliographie
- La Glorieuse Révolution d’Angleterre, 1688, présenté par Bernard Cottret, collection « Archives », Gallimard, 1988.
- François Bluche, Louis XIV, Pluriel, texte intégral
- Thomas Babington Macaulay, Histoire d’Angleterre, depuis l’avènement de Jacques II (1685) jusqu’à la mort de Guillaume II (1702), traduit de l’anglais par Jules de Peyronnet et Amédée Pichot, 2 tomes, Robert Laffont, collection « Bouquins ».