Paradoxes syriens : le feuilleton de ramadan et le dialogue national

Publié le 29 août 2011 par Gonzo

Photogramme du feuilleton "Sur le toit"

On l’a souvent rappelé dans ces chroniques, la diffusion des feuilletons, le produit par excellence des industries culturelles arabes, est source de très importantes rivalités géopolitiques. Mais c’est également vrai sur le plan intérieur, et chaque ramadan voit revenir comme une sorte de rituel les mêmes inévitables débats pour ou contre l’interdiction de telle ou telle série. En Palestine, policiers et juges se sont ainsi « spontanément » ligués pour réclamer l’interdiction d’Une patrie sur la corde raide (Watan ‘a watar), déjà évoqué, il y a deux ans, pour des problèmes de diffusion. Sans surprise, la justice leur a donné raison et la télévision palestinienne a donc cessé la diffusion de cette comédie satirique.

Il n’y a pas de quoi s’étonner non plus, au regard de la réputation des autorités du pays, lorsqu’on apprend (article en arabe dans Al-Hayat) que la chaîne nationale syrienne, diffusée sur satellite, a récemment déprogrammé un des nombreux feuilletons de ramadan. L’histoire est assez singulière. Si le seizième et dernier épisode de Sur le toit (Fawq al-saqf) n’a pas été diffusé la semaine dernière, le plus surprenant, dans les circonstances que traversent le pays, c’est que les quinze premiers aient été non seulement produits mais diffusés par la télévision nationale !

Le titre est en soi tout un programme car Sur le toit fait clairement allusion à la pétition intitulée Sous le toit de la patrie signée, en avril dernier, par un certain nombre de personnalités du monde de la culture (voir ce billet). La référence au mouvement de protestation est immédiatement compréhensible par le public syrien, même si elle est un peu moins directe que celle qu’avait souhaitée Samer Barqawi (سامر برقاوي ), le réalisateur. Au départ, le projet déposé à la production avait pour titre le slogan phare des manifestations populaires : Le peuple veut… (al-sha’ab yurid…), phrase semble-t-il tracée par des enfants sur les murs de Deraa et à l’origine d’une répression particulièrement féroce, déterminante pour la suite du mouvement. (Événement par ailleurs traité dans un épisode, tout comme d’autres questions politiques extrêmement sensibles, telle que la question du droit à la nationalité de certaines populations kurdes.)

Certes, des scènes, des épisodes entiers même, ont été supprimés ; il n’en reste pas moins que Sur le toit est, à en croire ce qui se dit, le feuilleton de ramadan qui, parmi tous ceux qui ont été diffusés dans l’ensemble des pays arabes cette année, a osé le traitement le plus audacieux du « printemps arabe ». Même si tout le monde ou presque s’accorde à reconnaître depuis longtemps la qualité d’ensemble de la production syrienne, particulièrement appréciée pour ses œuvres à caractère socio-historique, voire politique, la diffusion, sur une chaîne publique, d’un feuilleton racontant à une heure de grande écoute (21h30) comment un groupe de jeunes Syriens organisent une manifestation, et comment ils sont réprimés par la police est (presque) une… révolution ! Pour s’en convaincre, il suffit de savoir qu’une séquence (suivre ce lien), reprise par la chaîne Al-Arabiyya (clairement opposée au régime de Damas) est disponible sur YouTube sous le titre : un feuilleton syrien montre les méthodes de répression des forces de sécurité syriennes ( مسلسل فوق السقف يعرض الأساليب القمعية للأمن السوري : on y voit des policiers, certes un peu trop bien habillés, partir à la rencontre de manifestants qui crient « Pacifique, pacifique… » et surtout on entend, en fond sonore, des détonations, tandis que le responsable de la répression est en proie aux doutes sur ce qu’il vient de faire).

Pour le tournage effectué dans un pays en proie à une grave crise, Samer Barqawi a choisi de faire appel à de jeunes acteurs, certains connus pour leur soutien aux mouvements de protestation et, à ce titre, en principe « black-listés » par les producteurs locaux, mais également à toute une équipe de scénaristes (cinq au total), dans le but d’offrir, non pas une mais plusieurs lectures des événements qui secouent aujourd’hui son pays. Dans son esprit, un feuilleton tel que Sur le toit est la meilleure manière de mettre au jour l’importance des désaccords qui traversent, parfois au sein d’une même famille, la société syrienne pour laquelle un véritable dialogue national, officiellement ouvert par le régime, est désormais plus que nécessaire…

Indéniablement, l’expérience de l’ouverture a été tentée par la télévision nationale syrienne, qui plus est dans un domaine particulièrement sensible, tant le « feuilleton de ramadan » a d’écho dans la société. En définitive, c’est sans doute plus audacieux qu’un traditionnel débat entre représentants politiques. Elle n’est pas allée jusqu’au bout et Sur le toit a été déprogrammé. Il aura pourtant été commandité, réalisé, et presque diffusé en entier. Peut-être un signe encourageant au moment où une nouvelle loi sur les médias vient d’être promulguée par le régime du président Bachar Al-Assad…

Pour les lecteurs arabophones, un article sur le site Bosta.com.
Et surtout Fawq al-saqf est visible sur internet à cette adresse ou sur Facebook.
(J’espère que des DVD existent déjà là où les connexions sont faiblardes…)

Ci-contre, l’affiche du feuilleton.