Le progrès continu est une fable racontée aux enfants. Nous en faisons tous les jours l'expérience. Le discours de "la culture pour tous", splendide, n'est hélas plus partagé ni par les élites (qui n'y ont pas intérêt), ni par les ploucs (car, c'est bien connu, les ploucs s'en foutent, c'est même à ça qu'on les reconnaît).
La Culture au sens large (Education + pratiques individuelles + plaisir + conscience + liberté de pensée, liste non close), à la Malraux, était moins faite pour divertir que pour former. Après la saignée de la Guerre, il s'agissait de renouveler les élites : les petits paysans méritants et doués délaissèrent les champs pour devenir instituteurs, banquiers, chercheurs... Ce n'était pas une bonté d'âme : mais une nécessité.
Les enfants de l'après-guerre eurent en héritage l'histoire de cette remontée des champs vers la ville. Les livres circulèrent, le savoir fut mieux réparti et partagé, une nouvelle conscience se fit jour. Mais qui dit conscience libre dit aussi esprit critique. Dès la fin des années 60 une vague de contestation agita les boomers : car savoir c'est contester l'ordre de ces choses qu'on croyait immuables.
Au tournant des années 70 le pouvoir politique se durcit. L'Amérique fit capoter toute tentative de sortir de la Guerre Froide par une troisième voie qui ne fut ni communiste ni capitaliste. Parfois elle échoua, comme à Cuba, comme au Vietnam. Partout l'alternance démocratique ne fut tolérée qu'à condition de ne pas représenter une alternative à la doxa libérale. Celle-ci se répandit comme une traînée de poudre à partir de 1973 et du coup d'Etat de Pinochet-Nixon au Chili.
La Culture avait secoué le Politique; voilà que le Politique rendait à la Culture la monnaie de sa pièce. De nouvelles oligarchies se constituèrent. Il ne fut plus question de renouveler les élites, mais au contraire de les préserver de la plèbe. Il fallut non pas propager la Culture, mais en restreindre la portée, elle qui était directement responsable de l'apparition d'un niveau de conscience général tel que le monde n'en avait jamais connu jusque-là. "Si vous vouliez pas de contestation, fallait pas nous refiler une carte de bibliothèque", a dit Bob Dylan.
Si l'on admet ainsi qu'une remise en ordre a bel et bien eu lieu (nous sommes quelques uns, quand même, à en détenir des preuves assez solides), on ne s'étonnera pas du sort que le Politique réserve actuellement à la Culture. La concession à perpétuité de la Première Chaîne française aux sous-loueurs de temps disponible dans les cerveaux fatigués, en contravention totale avec le cahier des charges initial, est le premier crime contre la Culture : qui s'en émeut ?
Le Politique n'aime pas la Culture car la Culture remet perpétuellement en cause le Politique. A gauche comme à droite, on n'aime pas trop entendre que le roi est nu.