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Philippe Croizon, la vie à bras-le-corps

Publié le 21 août 2011 par Guy Deridet

Philippe Croizon, la vie à bras-le-corps

En cette fin de vacances, et avant de reprendre le boulot, un article du Monde Magazine qui devrait permettre à pas mal d'entre nous de relativiser leurs petits malheurs. Philippe Croizon, pour ceux qui auraient raté un épisode c'est le monsieur qui a traversé la Manche, sans bras ni jambes.


Philippe Croizon, la vie à bras-le-corps Aux râleurs de service et autres geignards professionnels, aux jamais contents et aux ronchons sempiternels, on ne recommandera que trop de croiser un jour le chemin de Philippe Croizon. Ce type a le don de vous aider à relativiser, ce qui est le comble quand on connaît son parcours.

Ni gourou ni superhéros, Philippe Croizon a simplement transformé en force sa vulnérabilité – son incroyable vulnérabilité : celle d'un homme ayant perdu ses bras et ses jambes dans un accident il y a dix-sept ans. "Mon handicap, dit-il, est spectaculaire et il m'embête au quotidien. Autant qu'il soit utile." Utile à lui, bien sûr. Mais utile aux autres, à qui il inocule son irréductible envie de vivre. Dit comme cela, évidemment, la chose peut paraître abstraite, voire un peu naïve. Mais comment l'exprimer autrement ?

Depuis qu'il a traversé la Manche à la nage en septembre dernier, équipé de prothèses prolongées par des palmes, Philippe Croizon, 43 ans, est devenu un personnage familier des médias. Son exploit – 38,250 km de natation en 13h23 – a été relayé par un grand nombre de chaînes de télévision et lui a valu d'être reçu à l'Elysée par Nicolas Sarkozy.


Philippe Croizon et Arnaud Chassery s'entrainent pour leur prochain défi : rallier les cinq continents à la nage.Jean-Marie Heidinger pour "Le Monde Magazine"
Sans mauvais jeu de mots, cette prouesse lui a donné des ailes : d'ici un an, Philippe Croizon repartira nager dans des eaux aussi inhospitalières, mais plus lointaines. Son nouveau projet consiste à rallier les cinq continents en réalisant quatre traversées (voir l'encadré ci-dessous). Un nageur valide spécialisé en longue distance, Arnaud Chassery, l'accompagnera tout au long de ce périple riche en symboles.

Les deux hommes ont commencé à s'entraîner à La Trinité-sur-Mer (Morbihan) en même temps qu'ils essaient de boucler le montage de leur expédition, dont le coût est estimé à 700 000 euros. "Franchement, je pensais que cela serait plus simple de trouver des sous", soupire Philippe Croizon, dont l'idée est de convaincre un gros sponsor qui prendrait à sa charge l'essentiel du budget. "Pourquoi pas EDF ?", lance-t-il tout de go. Provocation ? Non, un symbole de plus.

PATHOS PROHIBÉ

5 mars 1994. Ouvrier à Châtellerault (Vienne), Philippe Croizon monte sur le toit de sa maison afin de démonter l'antenne TV. Des câbles à haute tension passent à proximité. Un phénomène d'arc électrique injecte alors dans son organisme un flux continu de 20 000 volts. Grièvement brûlé, il est amputé de son avant-bras droit, des deux tiers de son bras gauche, de la moitié de sa jambe droite et de son fémur gauche.

Apprendre à vivre sans mains ni pieds mais avec un moignon et un genou pour seules terminaisons : tel sera son unique objectif au Centre de rééducation et d'appareillage de l'Institut Robert-Merle-d'Aubigné, à Valenton (Val-de-Marne). A force de musculation et de volonté, il en sort deux ans plus tard avec un niveau d'autonomie inespéré qui lui permet, à l'aide de prothèses et d'appareillages divers, de marcher, de s'alimenter, de conduire, de téléphoner ou encore de surfer sur Internet.


"Mon handicap est là et bien là. (...) Mais je suis désormais en osmose avec lui. On s'est apprivoisés lui et moi".Jean-Marie Heidinger pour "Le Monde Magazine"
Tout allait encore à peu près "bien". Un matin de 2001, sa femme Muriel, mère de ses deux enfants, le quitte. Une année de blues dominée par des bouffées suicidaires s'en suivra. Aidé d'un logiciel de dictée vocale, Philippe Croizon publie alors un livre à compte d'auteur, J'ai décidé de vivre, à la manière d'un exutoire. Une page dans Le Monde consacrée à son histoire lui permet de trouver un éditeur national (Jean-Claude Gawsewitch). Suivent des émissions de télé. Puis, par dizaines, des conférences en milieu scolaire et en entreprise.

Tel est encore aujourd'hui le gros de son activité quand il ne nage pas au milieu des dauphins (il en a vu dans la Manche) ou des requins (il en verra en Papouasie). Ses interventions en public sont des moments où le pathos est prohibé. Un seul fil rouge : l'humour. L'"homme en kit", comme il se surnomme, commence en général son exposé en faisant circuler dans le public sa prothèse myoélectrique composée d'une pince capable de tourner sur elle-même : "Au pique-nique, c'est moi qui m'occupe du barbecue !", lâche-t-il afin de décoincer l'assistance.

"Je dois briser la glace. C'est à moi de faire le premier pas. Et il n'y a qu'en racontant des blagues que c'est possible." L'humour n'empêche pas le maelström des émotions. L'autre jour à Rouen, un élève de 6e prend la parole à l'issue du débat : "Vous avez réalisé un défi incroyable en traversant la Manche. Moi aussi, j'aimerais réaliser un défi : vous faire un câlin." Geste adéquat d'un enfant ayant compris que le meilleur moyen de gratifier un homme-tronc de sa considération est de le prendre dans ses bras.

Un autre jour à Bressuire, dans les Deux-Sèvres, c'est un jeune agriculteur venu spécialement des Ardennes qui s'approche de lui, à la fin d'une conférence publique : "Il venait de perdre ses deux fémurs à la suite d'un choc électrique, comme moi. Je lui explique qu'il a du bol dans son malheur car il lui reste les deux bras mais aussi les deux genoux, ce qui fait qu'il pourra nager et galoper comme un lapin avec des prothèses. Le mec n'a pas arrêté de pleurer devant moi. Il était inconsolable. Son accident était encore trop proche. Quelqu'un qui entre dans le monde du handicap peut mettre du temps à quitter sa phase de colère. Il n'a alors que sa chambre pour horizon et ne comprend pas que c'est à lui de composer avec le monde extérieur, et non l'inverse."

Philippe Croizon a adapté à sa sauce la célèbre phrase de Kennedy : "Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays." "Demandez à votre handicap de vous aider", formule-t-il aux handicapés qui viennent lui confier leur souffrance à la fin de ses conférences.

LE PRIX DE L'AUTONOMIE

Encore faut-il l'accepter, cette infirmité hors norme et révoltante. Se lancer des défis sportifs est un joli contre-pied à l'idée que l'on se fait du corps dans la société. Et peut-être un moyen d'oublier l'inacceptable ? "Non. Mon handicap est là et bien là. Il est même puissant. Mais je suis désormais en osmose avec lui. On s'est apprivoisés, lui et moi. J'ai accepté de ne plus faire ce qui m'est impossible." Encore que… Avec moult ingéniosité et force bidouillage, Philippe Croizon est capable de repeindre les volets de sa maison des environs de Châtellerault, d'arroser la pelouse, de passer la tondeuse, de jouer à la pétanque ou à la Wii.

Finie, l'époque où il harcelait au téléphone le secrétariat du professeur Jean-Michel Dubernard, à Lyon, dans l'espoir de se faire greffer un bras. "Je ne me vois pas repartir pour un an et demi d'hospitalisation. Encore moins prendre ces médicaments antirejet qui te bouffent de l'intérieur. J'ai accepté mon nouveau schéma corporel. De toute façon, ça ne repoussera pas. Je ne suis pas un lézard." L'humour encore. Et l'humour toujours quand, lors de ses conférences, arrive l'immanquable question sur sa vie sexuelle : "On m'a coupé quatre des cinq membres. Le cinquième fonctionne toujours", répond-il.

Ce qui fonctionne aussi, et surtout, c'est son couple avec Suzana, rencontrée sur Internet il y a quatre ans et demi. Cette mère de trois enfants avait besoin de "quelqu'un plein de vie et qui aime rigoler". Les deux se sont mis à la colle et ne se sont plus quittés. Suzana l'a poussé à gagner en autonomie : "Depuis son accident, Philippe a une tierce personne à la maison qui s'occupe de lui et il avait tendance à se faire cajoler comme un bébé. J'ai dû lui botter les fesses", raconte-t-elle.


Il a perdu ses bras et ses jambes dans un accident. A sa place, beaucoup se seraient laissés couler. Lui a traversé la Manche et enseigne le dépassement de soi.Jean-Marie Heidinger pour "Le Monde Magazine"
Sans Suzana, jamais il n'aurait réussi à traverser la Manche. C'est elle qui, en première ligne, a dû supporter sa fatigue et ses baisses de moral pendant les deux années d'entraînement intense qui ont précédé son exploit. "Que je puisse partager mon existence avec quelqu'un est la preuve que tout est jouable dans la vie, dit-il. J'ai longtemps cru que personne ne pourrait m'aimer avec un tel handicap. Après le départ de mon ex-femme, j'avais eu une première expérience avec une fille également rencontrée sur Internet, mais elle ne connaissait pas le monde du handicap et cela s'est mal fini. Or, il faut s'en occuper, d'un handicapé. Ce n'est pas marrant tous les jours. S'entendre dire “Excuse-moi chérie, mais il faut que j'aille aux toilettes et ensuite il faudra m'essuyer les fesses”, c'est moyen pour la libido. Grâce à Dieu, ou plutôt grâce aux toilettes japonaises, je suis désormais autonome à 100 %."

Sauf que l'autonomie a un prix : 5 000 euros les WC adaptés, 15 000 euros la baignoire pour personne à mobilité réduite, 50 000 euros la voiture avec un manche à la place du volant. Depuis peu, Philippe Croizon fait payer ses interventions en entreprise. "Un jour chez PSA, je vois un non-voyant qui participait à la même conférence que moi recevoir un chèque de 1 000 euros. Et moi, ceinture ! “Vous n'avez qu'à créer votre société”, m'a dit le gars de PSA. C'est ce que j'ai fait." Un groupe de patrons belges l'a récemment invité à dîner à Bruxelles afin de l'entendre parler du dépassement de soi. Fin mai, c'est le président d'un club de foot professionnel – le FC Sion – qui lui a demandé de venir motiver son équipe à la veille de la finale de la Coupe de Suisse. Finale remportée par l'équipe en question (2-0).

Doper le moral de jeunes cadres en manque d'énergie, booster celui de dirigeants en mal de motivation, raconter à l'envi pourquoi il "a décidé de vivre" et de bien vivre, c'est ainsi qu'il voit son avenir. Il imagine créer une petite entreprise de coaching. Ce sera dans deux ou trois ans. D'ici là, il lui reste juste une dernière bagatelle : rallier cinq continents à la nage. Sans bras ni jambes.

Le Monde magazine du 20.08.2011

N.D.L.R

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