Mais Percy Kemp ne précipite pas les choses. Avant d’en arriver là, il a usé abondamment de dialectique et de rhétorique. Il a mis face à face, pendant neuf mois, Zandie et Agaïev, le premier étant prisonnier du second. Il a élaboré avec patience et précision les mécanismes de pensée qui fonctionnent dans le Monastère, où Charlie, relégué à l’étude des Ouïgours, ne parvient plus à jouer l’électron libre sur le terrain – l’Américain a fait trop de dégâts à Paris, sans résultat. Il a posé le Vieux de la Montagne en ennemi du Bien, régnant sur une Confrérie éparpillée dans le monde et parfois déchirée entre ses chefs locaux. Si le Vieux de la Montagne est un double de Ben Laden, il est aisé de décoder les noms des autres partenaires.
Percy Kemp a transformé le monde réel en un jeu mortel où la pensée joue le premier rôle et où les actions qui en découlent sont des coups inscrits dans une logique à long terme menant au terme de la partie: échec et mat. Sans qu’il soit possible pour autant de désigner un vainqueur, à moins qu’il s’appelle Pyrrhus.
Le temps du bon et du méchant est passé depuis longtemps. La vérité est relative, elle se forge dans notre regard. «On ne voit que ce que l’on veut bien voir», affirme l’Abbé (qui dirige le Monastère). Ajoutant: «Tout va si vite de nos jours que nous ne percevons plus avec nos sens, mais avec notre mémoire.» Le meurtre d’un homme à Bagdad est évidemment un acte terroriste, celui d’un autre à Marseille est tout aussi évidemment un règlement de comptes. Mais l’évidence est mensongère, comme Le Mercredi des Cendres ne cesse de le démontrer, imbriquant un raisonnement dans un autre, renversant les données comme on le fait d’un sablier qui a marqué une période, et qui recommence – avec d’autres enjeux.
Les hommes et leurs aspirations sont au cœur du système, ou plutôt des systèmes contradictoires qui s’affrontent en se rejoignant de temps à autre de manière inattendue. Ce qui permet au romancier d’imaginer une intrigue au-delà des clichés les plus ancrés dans nos pauvres raisonnements figés. Percy Kemp fait peur. Il avait prévenu en dédiant son livre «à tous ces émules de Kim qui, aujourd’hui encore, se trompent de combat et d’ennemi.» Ce qu’il décrit est une dynamique plutôt qu’une situation. Alliances et trahisons se répondent en participant d’une seule et même ambition: remettre de l’ordre sur une planète qui bascule doucement vers la folie. Serait-ce pour répondre par une autre folie…
Oubliez tout ce que vous avez appris du fragile équilibre géopolitique qui fait vibrer l’actualité. Ouvrez ce livre, au risque de ne jamais vous en remettre. Vous y êtes: non pas dans une autre vérité, mais dans le doute nécessaire.