Note : 8,5/10
La route est un livre profondément déprimant, que je ne conseille pas à ceux qui se sentent déjà mal dans leur peau ou qui ont des doutes sur le devenir de l’humanité. En effet, aucune réelle raison d’espérer à la lecture de ces pages d’une sobriété, d’une économie, d’un dépouillement et d’une noirceur (ou plutôt d’une blancheur) remarquables.
Si on était chez Ardisson, autour d’un cocktail et d’un rail de coke, on pourrait dire en se marrant que le pitch de La route est simplissime : un père et son fils, des survivants de l’apocalypse nucléaire, marchent vers le néant en poussant un caddie qui contient quelques trucs qui pourront vaguement servir et, les jours d’opulence, quelques provisions les empêchant de crever de faim.
A quoi cela leur sert-il de marcher ? A rien dans l’absolu, car partout où ils passent c’est la même chose : la dévastation, la mort, le rien. Mais marcher, en fait, les aide à rester en vie : d’abord parce que, dans ce monde "d’après", les rares survivants sont pour la plupart revenus à l’âge de pierre et ne pensent qu’à, au mieux, dépouiller leurs victimes, au pire les bouffer, il faut donc bouger pour éviter d’être surpris ; ensuite parce que, dans ce monde "d’après", où il n’y a plus rien nulle part, le fait d’être sédentaire revient à pourrir sur place, le nomadisme et la marche permettent donc de ralentir, de provisoirement ajourner ce devenir pourriture.
Prouver le mouvement en marchant, prouver la vie en marchant, c’est un peu ce que le père ("l’homme") va faire avec son fils ("le petit"). Car malgré ces paysages gris-blancs, froids et sordides, l’homme ne veut pas abandonner et c’est ce qu’il tâche d’inculquer à son fils. La route est ainsi, entre autres, une méditation sur la vie, l’espoir, même lorsqu’il n’y a plus de raisons d’espérer. "L’homme" illustre une attitude fondamentale envers la vie : ne pas renoncer. De ce point de vue, sa femme a pris le chemin opposé : dans une rare séquence de flashback (car de la vie "d’avant", on ne saura quasiment rien), on comprend qu’elle a décidé, pour sa part, qu’il n’y avait plus aucune raison de vivre et qu’elle a choisi le suicide. Peu importe qu’elle ait survécu à la catastrophe avec son mari et son enfant, cette vie-là est, selon elle, pire que la mort.
"L’homme" illustre également une deuxième attitude fondamentale envers la vie : ne pas faire de mal à son prochain, tâcher de survivre sans atteindre à la vie d’autrui même si plus aucun état, plus aucune règle ne sont en vigueur. Ce qui ne veut pas dire qu’en cas d’attaque, il ne répondra pas. Simplement, le principe de sauvegarder la dignité humaine (la sienne et celle des autres) l’empêche de revenir au stade de la bête, contrairement à la plupart des survivants que lui et son fils vont croiser sur leur chemin.
Que se passe-t-il dans La route ? Rien en réalité : il ne peut par définition y avoir de clôture puisque le monde est déjà dévasté et que plus rien n’est à construire ou à sauver. Il y aura simplement un épilogue à cette histoire particulière, mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Dans la valeur à la fois métaphorique et allégorique de ce roman.
Il est, bien sûr, tentant de lire La route comme une méditation sur l’un des devenirs possibles de l’humanité, et plus précisément de l’Occident. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’homme et le petit poussent un caddie, l’un des symboles de la société de consommation un peu vaine dans laquelle nous vivons tous depuis cinquante ans. Ce caddie devient, dans le monde "d’après", quelque peu incongru et souligne, par l’absence de tout confort matériel, à quel point notre vie actuelle est, en un sens, opulente mais largement superficielle et inutile.
Au deuxième degré, Mc Carthy s’interroge aussi sur la place de l’homme dans le monde et la nature. Bien sûr dans La route l’homme a été capable de détruire l’ensemble de l’humanité, probablement par la puissance nucléaire, mais pas la Terre elle-même qui, même si elle est recouverte sans doute pour des millénaires de nuages et de saleté, finira sans doute par refleurir. Toutes choses étaient plus anciennes que l’homme, et toutes choses lui survivront d’une façon ou d’une autre. Le regard de Mc Carthy est pour le moins transcendantal et assez peu "anthropocentré".
On parle déjà beaucoup d’adapter La route au cinéma. Pourquoi pas, même si j’ai tendance à penser que cela n’aurait aucun intérêt. En effet, la force du livre n’est aucunement dans l’intrigue. Elle tient plus probablement tout entière dans la forme et dans le style, par définition non adaptables au cinéma.
La route est construit par petits paragraphes denses et plus ou moins brefs. Entre chaque paragraphe, un saut de ligne. Les dialogues sont très rares et par ailleurs réduits à leur plus simple expression, témoin la ponctuation absente : pas de guillemets, pas de tirets, simplement le passage à la ligne pour alterner la parole de "l’homme" et celle du "petit".
Toute l’économie de l’écriture (typographie, style) est donc calquée sur la sécheresse et la nudité de ce monde post-apocalyptique : aucune fioriture, aucun lyrisme, simplement une forme très particulière de prose qui finit par envoûter et qui se lit comme une sorte de récit mi-poétique, mi-archaïque, et qu’il est dès lors tentant de comparer à certains récits des évangiles. Il y a dans ce roman, malgré sa tristesse et son désespoir, et pour paraphraser une phrase du livre (P.92), "une étrange beauté".
Cette étrange beauté, il faudrait un talent et une finesse considérables pour la rendre au cinéma, sans sombrer dans l’esthétique Resident Evil auquel me fait parfois penser ce roman (un monde mort, peuplé de morts-vivants).
Pour conclure, je remarquerai que la thématique de l’apocalypse se porte très bien. Ce n’est pas nouveau, elle fleurit au cinéma depuis longtemps et Cloverfield en est l’un des derniers exemples.
Mais la littérature n’est pas en reste : le dernier roman de Houellebecq, La possibilité d’une île, ne plaçait-il pas l’un des clones de Daniel dans un monde lui aussi post-apocalyptique ? Quant à un roman récemment traduit en français, mais qui datait de 1997, Chronique des jours à venir, ne plongeait-il pas lui aussi le narrateur dans un monde dévasté ?
Malgré la fin de la guerre froide, il semblerait que les hantises liées à l’autodestruction de l’humanité continuent d’inspirer les artistes. Peut-être que c’est cela "la fin de l’histoire", et pas les fariboles de Fukuyama sur l’économie de marché.
Tant que la réalité ne dépasse pas la fiction…