Au chaud du mont, profondément sous l’écorce, c’est comme une cellule de trois mètres sur trois sans fenêtre. Aucun proche ne sait l’existence de ce refuge, où ne parviennent les appels du monde qu’après une lente décantation à travers la roche. Même quand il marche comme vous et moi au soleil des hommes, Antoine vit là, dans la musique du noir. Et même quand il joue comme vous et moi le jeu d’en haut, s’il ferme les yeux pour trouver une plus haute teneur en ténèbre encore, à son esprit s’impose l’image d’un fruit dur et sans sucre dont il est le noyau.
Au flanc du mont marche un frère au coeur assez attentif pour deviner ce fruit, à l’œil assez aiguisé pour le découvrir, à la main assez habile pour l’atteindre, à la bouche assez curieuse pour y mordre, à l’âme assez déliée pour enfouir le noyau en terre fertile.
Il germe, fend la croûte, monte en tige dans l’effroi des insectes, ouvre en sécurité deux feuilles comme des voiles, durcit le bois d’un mât pour un bateau sans importance, juste un vaurien. Mais des enfants le voient, le veulent. On le tire avec une gaffe jusqu’à la margelle. Il n’y aura de place à son bord que pour le plus léger des orphelins.
Le vent des terres soulève l’esquif, et le voilà montant dans la lumière, cerf-volant retenu encore au rivage par la dernière racine. Le vent redoublant l’arrache, le porte aux nues. L’enfant à bord rit de voir en bas s’alarmer les mères, agiter leurs bras pour supplier l’oiseau de redescendre ; mais lui profite des courants, prend appui sur les stratus, parcourt sans effort dans leur ouate le quart du cercle des terres.
L’enfant à bord est devenu rémige primaire, travaillant avec les autres plumes au maintien de l’appareil dans la tourmente. Cyclone, missiles, toute la haine du monde contre la carlingue. Les passagers ne tremblent pas, confiants en un pilote qui a connu les deux guerres. On décide de larguer d’abord les femmes et les enfants. Ils se jettent volontiers, tombent sans effusion, complètent au sol la floraison d’automne. Les vieillards se plaignent qu’on leur réserve comme toujours le sort de sauter les derniers, mais l’avion dépasse soudain la zone de turbulence.
Faute de train, Antoine atterrit sur les pieds. Bien lui prend de savoir courir vite, car le voilà zébré en pleine savane à l’heure où l’appétit rend l’amitié des fauves importune. Ceux qui s’avancent ont un air de déjà-vu : pères ambitieux pour quatre, mères tendres à contretemps, cousins riant à gorge déployée pour la seule gloriole de faire luire leur émail au soleil. Antoine a beau protester de sa bonne foi, de son inaptitude aux agapes, nul n’est d’avis qu’on reporte les retrouvailles. Le cercle se resserre au point de décupler le réchauffement, chacun trouve des mots aimables, la glace fond d’un coup, la mer se hausse de trois mètres en un clin d’oeil, menace les baisers, noie toute chance de recevoir des nouvelles de l’amour après tant d’éloignement.
Antoine nage plus loin que les autres, plus profond. Le bleu d’outremer est, avec la terre brûlée, sa couleur fétiche. La pression de l’eau ne peut l’assourdir, l’asphyxier plus qu’à son habitude. Des poissons électriques le circonviennent, lui font admettre que les abysses ont du charme, qu’il est possible d’y faire son miel. Pourtant Antoine s’échappe, remonte. L’eau ne sera jamais son élément. Ni l’air. Son seul désir : dormir au sec, sans autre souffle que le sien.
Le mont ! Toujours, toujours l’y ramènent les galeries du monde. Et tandis qu’il cite, comme vous et moi, le prix du pain, le cours de l’or ou la vitesse de sédimentation, Antoine retourne au mont, son mont, gîte d’allègement dans l’épaisseur, niche de tiédeur au voisinage des laves, coque où germer est réversible, caveau où mourir même est provisoire. Il s’y roule en boule pour l’hiver. Un loir n’est pas plus au chaud ; et parfois, dans la fourrure du ventre, infimes vestiges de ses métamorphoses, il cueille une plume ou une écaille.
Arion