Rien ne s'oppose à la nuit

Par Apollinee

Retenez ce titre, énigmatique, tout droit jailli de la célèbre chanson d'Alain Bashung ,"Oser Joséphine" car il ouvre les pages d'un roman magnifique. Bouleversant. Un roman fort de la rentrée littéraire. Je vous le recommande sans restriction aucune.

Un roman? Vraiment?

« J’écris  à cause du 31 janvier 1980 »

« Lucile est devenue cette femme fragile, d’une beauté singulière, drôle, silencieuse, souvent subversive, qui longtemps s’est tenue au bord du gouffre, sans jamais le quitter tout à fait des yeux, cette femme admirée, désirée, qui suscita les passions, cette femme meurtrie, blessé,e humiliée, qui perdit tout en une journée et fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, cette femme inconsolable, coupable à perpétuité,  murée dans sa solitude. »

Découvrant le cadavre de Lucile, sa mère, cinq jours après son suicide, la narratrice entreprend de reconstruire sa vie, au départ des témoignages qu'elle peut rassembler à son sujet: photos, lettres, fragments de manuscrits, souvenirs ancrés dans la mémoire familiale, ... Il lui faut, pour ce faire, étirer le fil d’une jeunesse, en apparence  joyeuse et bohème, au sein d’une fratrie nombreuse et d’une famille un peu fantasque.

«  J 'aurais voulu donner à lire les multiples étés que Liane et Georges ont passés avec leurs enfants sur les plages du sud, en France, en Italie ou en Espagne, cette capacité que Georges avait de vivre au-dessus de ses moyens, de dénicher des endroits  à sa démesure et au moindre coût, d’y entraîner sa tribu, sur laquelle se greffait toujours quelque cousin jugé pâlichon ou voisin carencé en globules rouges. » 

Mais derrière l’imagerie d’Epinal des grandes tablées familiales, bruyantes et enjouées,  se tissent les éléments d’une malédiction et d’un naufrage inéluctable. En point de mire, Georges, patriarche de la famille Poirier, dont le portrait, contrasté, porte en lui, le germe des dérives.

Oscillant entre l’émotion forte de descriptions denses et construites –  l’écriture de Delphine  de Vigan est précise, travaillée, loyale …royale, son style, lumineux - et le soulagement amusé de descriptions légères, comiques de scènes de la mythologie familiale, le lecteur se sent peu à peu aspiré dans la tribu « Poirier », ses non-dits, son humanité.

L’hommage tragique, honnête et beau d’une fille à sa mère

A découvrir de toute évidence. Un ouvrage-phare et fort de la rentrée littéraire. De votre bibliothèque personnelle.

Apolline Elter

Rien ne s’oppose à  la nuit, Delphine de Vigan, roman, JC Lattès, 438 pp, 19 €

Billet de ferveur

 

« J’écris ce livre parce que j’ai la force aujourd’hui de m’arrêter sur ce qui me traverse et parfois m’envahit, parce que je veux savoir ce que je transmets, parce que je veux cesser d’avoir peur qu’il nous arrive quelque chose comme si nous vivions sous l’emprise d’une malédiction, pouvoir profiter de ma chance, mon énergie, ma joie, sans penser que quelque chose de terrible va nous anéantir et que la douleur, toujours, nous attendra dans l’ombre. »

AE : Delphine de Vigan, à plusieurs reprises, vous vous interrogez sur le bien-fondé de votre démarche ; avoir mené à bien (à tellement bien…) la rédaction de ce récit vous apporte-t-il cette sérénité escomptée ?

Delphine de Vigan : Je n’envisageais pas l’écriture de ce livre comme une démarche thérapeutique mais il est vrai qu’il s’est imposé à moi comme quelque chose d’incontournable. Je suis fière que ce livre existe, c’est important pour moi d’être allée au bout. En tant qu’auteur, il me semble que chaque livre achevé est une victoire, celui-ci peut-être un peu plus qu’un autre.

AE : Votre sœur, vos tantes.., ont collaboré à votre entreprise. Comment accueillent-elles la publication ?

Delphine de Vigan: Ma sœur est la seule à avoir lu le texte sur manuscrit et elle est la seule qui aurait pu m’arrêter dans ma démarche. J’ai modifié quelques détails à sa demande. Les frères et sœurs de ma mère ont accueilli le livre avec beaucoup de chaleur, de respect pour mon travail d’écriture malgré leurs inquiétudes. Ils ont été formidables.

AE : Dans l’ombre de Georges, le patriarche, le tout-puissant, abusif et attachant   « cet homme  qui aurait pu se contenter d’être un père merveilleux », il y a Liane, lumineuse grand-mère, dont le portrait (il ne manque à son prénom que le « p » d’Epinal)  a juste un goût de « trop peu » : une femme amoureuse, stoïque et soumise, sportive, excentrique et généreuse, mère de famille nombreuse, …. Saura-t-on jamais ce qu’elle a  réellement  enduré à travers les épreuves et deuils que la vie lui a réservés ?

Delphine de Vigan : Non, nous ne le saurons jamais. Ma grand-mère était, je crois, telle que je la décris et mes proches ont aimé ce portrait d’elle, haut en couleurs au sens propre du terme. Ma grand-mère était la personne la plus solaire, la plus lumineuse que j’ai rencontrée, la plus limpide en apparence. Sa foi et sa candeur l’ont protégée, et son énergie n’avait d’égale que sa gaité. Mais elle abritait aussi sans aucun doute une part d’ombre, à laquelle nous avons rarement eu accès. Il est évident qu’elle a beaucoup souffert. Elle avait décidé une bonne fois pour toutes de se tenir debout, et, consciemment ou pas, de ne pas voir un certain nombre de choses qui l’auraient littéralement tuée.

AE : Il y a Georges, il y a Pierremont. LA maison familiale, sa salle de bains bleue, sa cuisine jaune et ses  grandes tablées familiales, toutes générations confondues. Qu’est-elle aujourd’hui devenue ?

Delphine de Vigan : Lorsque ma grand-mère est morte, la maison était en très mauvais état. Aucun des frères et sœurs de ma mère n’avait les moyens de l’entretenir. Elle a été mise en vente et elle était préemptée par la Mairie. Comme je le raconte dans le livre, cette maison se trouve (ou se trouvait) dans le prolongement d’une route et le projet de la raser pour prolonger cette route existait depuis des années. Mon grand-père s’est énormément battu pour l’éviter. Une fois achetée par la Mairie, il était prévu que la maison soit rasée. Aucun de nous ne s’est renseigné pour savoir si cela avait déjà été fait. Je crois que l’idée est trop douloureuse.

AE : Quelle est votre madeleine de Proust ?

Delphine de Vigan : en ce qui concerne Pierremont et ma famille, ma madeleine s’appelle le Gâteau Anna. C’est un gâteau aux fruits que ma grand-mère faisait et que nous faisons tous, avec beaucoup de beurre !