Deux petites filles et leur père attendent, dans une maison près de la forêt, leur mère hospitalisée à quelques kilomètres de là. Il ne se passe rien dans Mon voisin Totoro: on attend un bus sous la pluie, on s’inquiète de la santé de l’absente, on se promène dans la forêt. De cette mince intrigue Miyazaki fait un poème d’une ravissante délicatesse où le monde caché, celui des esprits de la forêt et des noiraudes pullulant dans les pièces vides, s’imbrique sans heurts ni contradictions dans le monde visible. Les premières apparitions des Totoro à Mei d’abord (la cadette), puis à Satsuki, l’aînée, sont ainsi traitées comme des transitions imperceptibles, oubliées sitôt advenues, et où la surprise n’a guère de place: soudain le Totoro est là, mais il a toujours été là.
Le monde caché est sans durée ni langage, ou sans langage car sans durée; il émerge à la faveur de circonstances où le temps semble s’arrêter, dans ces plages interminables et immobiles qu’offrent une chaude après-midi de vacances, une insomnie par une nuit tiède ou l’attente d’un bus qui ne vient pas. Ces moments s’étirent eux-mêmes encastrés dans une plus longue et plus inquiétante expectative à laquelle mettra seul un terme le retour de la mère – ce que le générique de fin, succession d’images empruntées à différentes saisons, rappellera en remettant brusquement le temps en mouvement.
Mon voisin Totoro prend le contre-pied d’un schéma souvent rencontré dans les œuvres fantastiques, où, comme au pays de Narnia ou dans le « ça » de Stephen King, les ennuis commencent lorsque l’on quitte la stabilité du monde réel: ici, c’est dans le monde visible que naît l’inquiétude, c’est lui que la mort peut bouleverser. Malgré un climat dans lequel tous les personnages entretiennent des relations confiantes et tendres, l’angoisse de la mort de la mère, puis celle de la disparition de Mei, la petite fille, pèsent sur Satsuki comme sur le spectateur. Le monde visible est celui de la soumission à la nécessité, celui où l’on se perd quand on ne connaît pas son chemin – ce qui arrive deux fois : au père sur le chemin de l’hôpital, et à Mei lorsqu’elle tente de suivre Satsuki dans les rues du village. Le monde caché est celui de la puissance, de l’envol, de la germination, de l’évidence: un monde où il y a toujours un but, fût-il inconnu, au bout d’un chemin.
Pour autant le film n’oppose pas ces deux mondes, et montre au contraire, par des images lumineuses à la construction extrêmement ordonnée, par l’attention apportée aux détails, toute la sérénité et la richesse d’une réalité dans laquelle chaque geste possède un sens. Ainsi en va-t-il des échanges entre les personnages: lorsque Satsuki retrouve sa mère à l’hôpital, celle-ci lui brosse les cheveux; s’il se met à pleuvoir, les fillettes vont à la rencontre de leur père, qui n’a pas de parapluie. Ces gestes abolissent la frontière entre le signe et la chose: témoignages des liens qui unissent les personnages, ils sont également la matière même de ces liens, et cette forme de synecdoque visuelle est bien elle aussi une forme de poésie.
Mon voisin Totoro, Hayao Miyazaki, 1988