Et maintenant ? Maintenant que Kadhafi est tombé (enfin presque), que fait-on de la Libye ? Ben, on instaure la démocratie, tiens, c’est bien pour cela que nous sommes allés là-bas non ? Pour libérer le peuple d’un tyran.
Pas si sûr.
Nous avons d’un côté un Nicolas Sarkozy affaibli, qui chute dans les sondages à moins d’un an des présidentielles. Un Nicolas qui a tellement été pris de court par les révoltes arabes qu’il en était encore à proposer l’aide de sa police pour aider Ben Ali en Tunisie alors que ce dernier avait déjà quasiment quitté le pays. Rien de tel qu’une bonne guerre pour redorer son blason. Surtout s’il s’agit d’aller défendre la démocratie et les intérêts du peuple. Les Français fondent quand ils entendent cela. Voilà donc celui qui voulait nettoyer au Karcher les banlieues remplies d’immigrés louches qui prend subitement la défense des peuples arabes. Dont acte.
Ce n’est pas tout. Nous avons aussi une Amérique et une Europe qui stagnent économiquement et qui sont endettées jusqu’au cou. Cela commence à se savoir. Dans un tel contexte, il faut assurer la relance en allant de l’avant. C’est le vieux principe des guerres coloniales : aller puiser dans le portefeuille du voisin et lui voler toutes ses richesses naturelles.
Et puis, tant qu’à faire de voir tomber les vieux amis comme Ben Ali et Moubarak, autant profiter du vent de révolte qui secoue les pays arabes pour se débarrasser d’ennemis séculaires, qui vous défient depuis quarante ans. Or Kadhafi est dangereux. Que ce soit un dictateur et un mégalomane, nul le conteste. Mais ce n’est pas cela le problème. On a sympathisé avec tellement de tyrans qu’on n’y regarde plus de si près, surtout quand ils servent vos intérêts. Mais voilà. Kadhafi, ce grand égoïste, garde pour lui et pour son peuple tout l’argent provenant des richesses de son pays. Ainsi n’octroie-t-il qu’un bénéfice de dix pour cent aux compagnies pétrolières occidentales et empoche-t-il les quatre-vingt-dix autres. Quel scandale ! A-t-on jamais vu cela ? En plus il se présente comme l’unique survivant du panarabisme de Nasser, ce qui peut toujours être dangereux, surtout pour notre allié israélien. Et ce n’est pas tout. Ce tyran authentique, qui s’enrichit personnellement, a le culot et l’intelligence de redistribuer une partie de l’argent qu’il récolte. Son régime comporte un volet social. On distribue des aides, on offre des logements gratuits, bref, on fait de l’état, qui est riche, un état social, protectionniste et presque paternaliste. Voilà qui est à contre-courant des principes libéraux de l’OMC.
Et comme si cela ne suffisait pas, voilà Kadhafi qui aggrave son cas en aidant l’Afrique. L’Afrique, vous vous rendez compte ? Ce continent sous-développé qui n’est jamais arrivé à rien malgré un bon siècle de colonialisme ! Un continent qui ferait bien de souscrire un emprunt auprès du FMI s’il voulait s’en sortir (il parviendra toujours bien à rembourser les intérêts puisque son sous-sol regorge de richesses). Mais voilà que le pays le plus riche de ce continent, la Libye, se propose de financer de nombreux projets et de relever l’Afrique (mise en orbite de satellites, etc.). Impardonnable. Bientôt on n’aura plus besoin de nous et tous les anciens peuples colonisés auront les moyens d’exploiter eux-mêmes les richesses de leur sol. Mieux vaut donc prendre les devants et se débarrasser de Kadhafi.
Comment ?
On l’a vu. En légitimant une guerre coloniale sous le couvert d’une intervention humanitaire ponctuelle et limitée, d’ailleurs avalisée par l’ONU. Une fois le mandat en main, on l’interprète comme on veut.
Bien sûr, il faut un peu endormir l’opinion, qui n’accepterait pas que l’argent de ses impôts serve à spolier un peuple de ses richesses. Alors on parle de défense de la démocratie. On prend prétexte du soulèvement de la Cyrénaïque (spontané ?) pour parler d’un soulèvement populaire alors qu’on assiste en fait à la sécession d’une province. Rien de comparable donc à la situation tunisienne ou égyptienne où 95% de la population se soulevait contre le pouvoir. Ici, c’est autre chose, mais on feint de l’ignorer et on brouille les cartes.
On défend donc la démocratie, c’est-à-dire les rebelles, un ramassis hétéroclite d’anciens royalistes pro-occidentaux et de religieux extrémistes proches d’Al-Quaïda. Ceux-là même contre lesquels on est allé faire la guerre en Afghanistan. Mais peu importe si en Asie on se bat contre eux, ici on leur offre des armes. Il n’est pas question d’engager nos soldats sur le terrain, alors ces Libyens rebelles peuvent se montrer fort utiles pour servir nos intérêts. On va donc les aider de toutes les manières (argent, armes, reconnaissance diplomatique). On va même chercher d’anciens ministres corrompus de Kadhafi, qui ont retourné leur veste à temps, pour diriger le mouvement. Après tout ils ont l’habitude de diriger.
Et la guerre commence. Elle devait durer quelques jours. Puis quelques semaines. Elle durera plusieurs mois. Plusieurs mois durant lesquels on se servira des médias pour nous désinformer au maximum. On parlera de la lente mais inexorable avancée des rebelles. Jamais des frappes de l’Otan. Forcément ! Comment expliquer qu’on tue des gens pour leur bien, pour les défendre contre un tyran et leur imposer notre conception de la liberté ? Par contre on va utiliser le vieux stratagème du mensonge, celui qui a déjà bien fonctionné avec l’Afghanistan (un repaire de terroristes) et l’Irak (la possession d’armes de destruction massive). Alors on rapporte des atrocités soi-disant commises par les troupes régulières de Kadhafi : bombardements de civils (où sont les preuves ?), viols (aucune preuve) etc. On se garde bien de dire par contre que là où les rebelles ont progressé, ils ne se sont pas privés pour se venger d’une population qui finalement restait fidèle au régime en place. Il y a eu des massacres gratuits, des viols, des familles emmurées chez elles. On n’en a pas parlé. Des journalistes indépendants ont essayé de s’exprimer pourtant. Ils n’ont trouvé aucun échos. Il a fallu attendre la prise de Tripoli pour qu’un chef rebelle écœuré parle de démissionner. Il est prudent et ne veut pas qu’on le rende un jour responsable des exactions barbares commises par ses troupes à l’encontre de civils terrorisés.
Pendant ce temps, l’Otan continue ses bombardements, détruisant des objectifs militaires, mais aussi civils. Cela permettra de reconstruire après la guerre et puis en attendant cela porte un coup au moral de la population. Sans eau, sans électricité, sans hôpitaux, elle ne souhaitera plus qu’une chose : que Kadhafi s’en aille et que tout soit enfin fini.
Mais le régime résiste. On s’enlise. On accroît l’aide aux rebelles : on parachute des milliers d’armes, on offre des véhicules, de l’argent. Nos conseillers militaires sont sur place pour former tous ces apprentis soldats et surtout pour coordonner leur action. On finit par investir Tripoli par la mer, pour frapper le régime en plein cœur. Quelques centaines de personnes bien entraînées et de fausses informations (la capture des fils de Kadhafi par exemple) suffisent pour tout faire vaciller. Les communications entre les états-majors de Kadhafi sont probablement coupées (on a suffisamment bombardé» au cours des derniers mois) et le régime s’effondre lentement. La Russie, la Chine, l’Egypte en prennent acte. Pourtant le lendemain la situation reste confuse. Le fils de Kadhafi, qu’on disait captif, se promène dans la rue, libre et le Kadhafi lui-même reste introuvable. Le régime tient donc encore ? Peu importe. La communauté internationale a reconnu sa défaite.
De quoi demain sera-t-il fait ?
Il n’y aura plus d’Etat-providence en Libye, mais plutôt des privatisations. Certes, on se sera débarrassé d’un dictateur, mais l’argent du pétrole ne sera plus redistribué. Il ira enfin, comme c’est justice, remplir les coffres de quelques multinationales. Les ressources naturelles du pays serviront à rembourser la guerre. C’est là la moindre chose que peuvent faire les Libyens pour récompenser les troupes occidentales qui leur ont ouvert les portes du monde (capitaliste). Quant à L’Afrique, elle pourra dire adieu à son idée d’une banque centrale et d’une monnaie unique africaine. Elle ira s’endetter auprès du FMI et de son nouveau patron (ou patronne). Il y a donc fort à parier que le taux d’immigration vers l’Europe augmentera en proportion de celui de la pauvreté. Cela nous fera de la main d’œuvre pas cher et pas mal d’étrangers en plus dans nos banlieues, lesquelles s’agiteront chaque jour davantage. Pas grave. Il y aura bien un nouveau Sarkozy pour proposer de nettoyer tout cela au Karcher. Les gens voteront pour lui et une fois au pouvoir il ira faire une autre guerre ailleurs. Pourquoi pas en Syrie tiens ?