NDLR. Je cède aujourd'hui la parole à Elisa Castagnoli, qui m'a demandé si je pouvais insérer sa critique sur cette page. Naturellement, oui ! Après des études de lettres au Canada et en France, Elisa Castagnoli est actuellement en France, où elle écrit pour le Web culturel (voir ses critiques d'expositions sur Exibart). elle s'intéresse à la poésie, à l'art moderne, à la photographie, et maintenant au langage de la jeune danse contemporaine. JD
« Ce qui m’intéresse c’est l’échange, l’émotion », affirme le chorégraphe ivoirien Georges Momboye. « Ma danse est comme l’eau qui s’écoule, que rien ne peut arrêter ». Fluide et débordante, baignée de l’énergie même des corps comme d’un courant qui emporte ses débris, ses fragments, ses poussières avec lui, cette danse « puise son inspiration dans la tradition ivoirienne mais s’évade du continent africain » pour rencontrer les suggestions des rythmes et des formes contemporaines. Un style syncrétique, hybride, au cœur même de la recherche la plus actuelle, que Momboye aime définir comme une « danse de fusion ».
Dans la danse afro-contemporaine de Momboye, la condensation de l’énergie s’unit à une maîtrise incontestable du langage chorégraphique : un savoir profond du corps, une intelligence autre du geste au service d’un usage total, inconditionnel de chaque partie du corps impliquée dans le mouvement. Ici, pas de hiérarchie d’organes, pas de parties de l’organisme prioritaires. Au contraire, l’ensemble de l’être est engagé dans une sphère unitaire au sein de laquelle il sait, sent, exprime, meut, émeut, est mu. Ceci le lie à la totalité du cosmos. Il n’y a pas d’inhibition, pas de mouvements exclus, interdits, pas assez dansés. En même temps, rien n’est laissé au hasard : comme un contrôle dans l’incontrôlé du corps ; comme une qualité interne au mouvement, une précision, une rigueur dans l’exécution : une sensibilité, une intensité dans le tout petit comme dans l’extrêmement grand. Il s’agit de faire passer, d’inscrire, de retrouver les fluides énergétiques, les charges nerveuses, la masse des tissus musculaires, la densité des fibres organiques, de les retrouver inscrites, gravées, incisées sur la peau d’ivoire de ces corps de danse.
Dans sa dernière création, Correspondances, la gestuelle et le rythme de la tradition africaine rencontrent la culture métropolitaine du hip-hop, née dans les rues des ghettos new-yorkais de la fin des années soixante-dix, avec ses rythmes syncopés, ses pas acrobatiques et ses figures au sol. L’ambiance urbaine des nos villes modernes est donc à l’origine le point de départ de cette pièce. Un rêve ou une vision nocturne s’ouvre soudainement sur le hall anonyme et désolant d’une gare métropolitaine de nuit. Des danseurs blancs et noirs entrent en scène dans le chaos des bagages ; leurs valises se décomposent pour devenir des supports mobiles, animés, dansants. Des chemins individuels s’inventent, en duo, en solo ou en groupe. Les mouvements s’amorcent, s’approfondissent, se dessinent de plus en plus nettement, passant de l’afro au hip-hop, à la recherche de ce lieu fluide de « correspondances », lieu de passage liquide entre les corps, les énergies, les différentes vitesses ou intensités dans « l’entre » des formes ; là où les gestes parviennent à trouver une syntaxe commune, les mouvements à s’enchaîner sur une même ligne de continuité musicale.
Danser, c’est s’approprier un langage en creusant en soi l’espace d’une liberté individuelle, poétique où une autre façon d’exister, d’entrer en relation, de se rapprocher semble devenir possible. Comme le dit Momboye : « laisser notre corps ressentir le tout que forme l’autre, l’approcher dans son expression la plus pure, libéré de toute retenue, pour comprendre ce qu’il est, ce qu’il veut dire, ce qu’il ressent ». Danser c’est se laisser emporter, laisser le souffle de vie nous emporter là où « chacun existe, quel que soit son mode de langage ». Des espaces diasporiques, hybrides, en constant devenir, se construisent dans les interstices ouverts par ces rencontres où des corps étrangers, des individualités différentes – afro et hip-hop, femmes et hommes, blancs et noirs – entrent en contact, chacun apportant son propre univers intérieur, une histoire, des racines, une expressivité, sa manière d’être singulière.
L’écriture chorégraphique, semble enfin nous dire cette pièce, devient un moyen d’inventer un espace social, de le façonner autrement qu’en le reproduisant selon la logique ordinaire. Cet espace critique, ouvert et collectif, que la danse révèle, démonte et refait sans cesse les structures idéologiques et sociales dominantes, affirmant ainsi un projet politique envisageable pour nos sociétés futures. Il dessine et donne vie, par de purs gestes dansés, au lieu d’une rencontre possible, d’un échange pensable entre l’occident et les réalités qui s’ouvrent au-delà de son angle limité de vision.
Elisa Castagnoli
Correspondances, de Georges Momboye, a été donné au théâtre Silvia-Monfort du 29 janvier au 3 février 2008.
On peut voir sur Internet des extraits vidéo de Correspondances et d'autres pièces de Georges Momboye.