Après l'article de Stéphane Fabert sur la Correspondance Gide – Martin du Gard et les « opinions » sur les deux hommes, L'évènement de mars 1968 donnait deux« inédits » : un projet d'article avorté sur laliberté signé Roger Martin du Gard (à paraître bientôt du côtéde notre blog ami consacré à RMG) et un fragment de lettre de Gideà Marcel et Christiane de Coppet datée de Pontigny, le 2 mai 1938*. Voici la transcription qu'en livrait la revue :
« (...) J'avais déjà, avantPâques, donné beaucoup de temps à la préparation de mon rapport,j'en ai même écrit deux chapitres (sur cinq qu'il devrait avoir).1° sur les Sociétés de Prévoyance. 2° sur la suppression desPrestations. Les trois autres devant être sur l'Office du Niger, surles questions d'enseignement, et le dernier sur des considérationsgénérales. Mais la Commission d'Enquête a vécu ; et comme d'autrepart je me débattais dans des difficultés inextricables et n'étaisplus bien sûr de moi, j'ai lâché prise — quitte à répondreplus tard. Je sais bien que, même indépendamment de la Commission,je pourrai publier un Retour de l'A.D.F. [sic, pour A.O.F.] enpendant à mon Retour de l'U.R.S.S. Mais je redoute le raffut,n'étant pas ici bien assuré de ce que je veux dire. Je crains ausside vous faire un tort considérable si je présente les « directives» de votre administration comme protectrice des droits et desintérêts des indigènes et d'achever de dresser contre vous lescolons et ceux qui les soutiennent — étant donné surtout lestendances possibles d'un nouveau gouvernement en réaction contre celui du FrontPopulaire. Déjà certaines phrases des deux chapitres déjà rédigésme paraissent dangereuses et je n'ose les communiquer, fût-ceseulement à Guerunl [sic, pour Guernut], sans d'abord vous les avoirfait connaître. Je vous les adresse, par poste ordinaire (car rien d'urgent), tout en me disant que vousallez être bien déçu.Le ton très incertain de cespages vient de ce que je ne sais à qui elles s'adressent ; ce n'estni un article pour le public ignorant, ni un rapport. Bref, je necrois pas qu'il y ait lieu de les divulguer. (...)**Bien affectueusement avec vous deux.Votre vieil ami.André Gide »
Pour comprendre sur quel « rapport »Gide peine autant en 1938, il faut remonter en 1936. Le FrontPopulaire remporte les élections et le 4 juin Léon Blum, l'ami dejeunesse de Gide, est nommé président du conseil par Albert Lebrun.Le sous-secrétaire d'état aux affaires étrangères est égalementune proche de Gide : Andrée Viénot, fille de Loup Mayrisch. Gide etViénot imaginent alors de faire nommer leur ami Marcel de Coppet auMaroc.
En août 1929 au Tertre, Gide et Martin du Gardentourent Marcel de Coppet et revoient sa traduction de Old Wive's Tale de Bennet
Marcel de Coppet, administrateurcolonial, avait accueilli Gide au Tchad en 1926et l'avait aidé à dresser son réquisitoire contre les compagniesconcessionnaires et les dérives du colonialisme dans Voyage auCongo et Retour du Tchad. Fin 1929, Coppet s'était fiancéavec la fille de son ami Roger Martin du Gard, Christiane. Dès sonarrivée au ministère des colonies le 4 juin, Marius Moutet faitappeler Gide dans son bureau pour lui expliquer qu'il veut en effetconfier à Coppet un poste important, mais que ce ne sera pas auMaroc...Blum et Moutet ont d'autres ambitionspour Coppet qui est nommé gouverneur général de l'AfriqueOccidentale Française, décision votée par le conseil des ministresdu 8 août 1936. Connu pour ses idées progressistes, Marcel deCoppet était l'homme idéal pour mettre en place la vision de Blumdans les colonies : « J'estime qu'un système colonial n'estpas viable quand il ne peut être animé du dedans par les indigènesqui doivent en bénéficier », explique-t-il dans une circulaire du24 juin 36 au Corps Diplomatique.
Coppet part donc prendre son poste àDakar, avec pour ainsi dire Gide dans ses bagages. Il embarque àMarseille à bord du Canada le 11 février, « avec l'espoirque, là-bas, je me saurai gré d'être parti », confie Gide àson Journal le 12, en mer. Après une escale à Alger, ildébarque à Dakar le 19 février. En mars il est àSaint-Louis-du-Sénégal, l'ancienne capitale de l'A.O.F. Peu detemps après son retour en France en avril, il repart pour l'U.R.S.S.le 17 juin. Plus que jamais au cours de ces années-là, Gide est le« contemporain capital ». Il en a d'ailleurs consciencequand il confie à Green, en 1935, qu'il est devenu « unepersonne représentative »***.
En janvier 1937 le gouvernement met surpied une « commission d'enquête parlementaire sur la situationpolitique économique et morale dans les territoires françaisd'outre-mer » destinée à engager « la rénovation du systèmecolonial français ». La Commission d’enquête dans lesterritoires de la France d’outre-mer est instituée par laloi du 30 janvier 1937. Dans les six mois qui suivent on fixe sacomposition, son financement et son fonctionnement et elle peut tenirsa séance inaugurale le 8 juillet 1937. Elle compte une quarantainede membres comme le montre ce document des Archives Nationales qui endresse la liste et les affecte en trois sous-commissions, la 1ère enAfrique du Nord, la 2ème en A.O.F. et la 3ème en Indochine.
Composition de la commission d'enquêtedans les colonies et pays de protectorat(Archives Nationales de l'Outre-Mer)
Députés et sénateurs, anciensadministrateurs coloniaux, missionnaires, syndicalistes,représentants français au Bureau international du travail, côtoientdes scientifiques et des hommes et femmes de lettres. Citons parmieux : - Andrée Viollis, grand reporter, proche de Gide, spécialistede l'Asie et nommée à ce titre dans la 3ème sous-commission; - Victor Basch, philosophe d'origine hongroise, co-fondateur de laLigue des Droits de l'Homme, à qui Gide fait passer un chèque de10000 francs pour l'aide aux femmes et enfants en Espagne en juin 37; - Pierre Viénot, mari d'Andrée Viénot, député, spécialiste duMaghreb et du Proche-Orient, affecté à la 1ère sous-commission; - l'éthnologue Lucien Lévy-Bruhl qui est avec Gide membre dela 2ème sous-commission. Henri Guernut, ancien ministre des Colonieset co-fondateur de la Ligue Internationale des Droits de l'Homme, estle directeur de la commission.Le 13 septembre 1937, le très officielBulletin d'Information et de Renseignements de l'A.O.F. annonce laprochaine venue de la commission et donne les consignes pouraccueillir comme il se doit ses enquêteurs :
Toutefois, ce n'est qu'en octobre 37que Gide obtient plus de détails quant à sa participation, commenous l'apprennent les Cahiers de la Petite Dame**** àl'entrée du 5 octobre :
« Il a revu ces jours-ci, auMinistère, le secrétaire de cette commission coloniale dont il faitpartie. Comme il n'a aucun titre particulier, on n'a pu le verserdans aucune des branches existantes : agriculture, législation,etc., et il apprend qu'on a imaginé de l'affecter ainsi queLévy-Bruhl aux « Aspirations des Indigènes », et on luiindique dans ce programme éminemment vague : l'instruction et lescomparaisons avec les méthodes anglaises. « Alors, lui disaitCurtius, cela va encore vous tenir éloigné de la littérature ? –Je m'en suis pourtant beaucoup rapproché », dit-il.Gide pense qu'il ne va pas pouvoirpartir avant la mi-novembre, et il compte toujours emmener Pierrecomme secrétaire »
Le 10 novembre 37, toujours dans lesCahiers de Maria Van Rysselberghe, les préparatifs s'affinent :
« Il a eu différentes entrevues au sujet de son voyaged'Afrique qui brusquement semble se dessiner et les craintes de tousordres qu'il en avait, s'évanouir. Il me fait écrire à Pierrequ'il croit bien être à même de partir avec lui vers lami-décembre et qu'au préalable il doit présenter un rapport quiservirait de base à justifier son envoi en Afrique. Pour ce travailcomme pour la préface qu'Yvon lui demande de faire à son nouveaulivre sur l'U.R.S.S.*****, Pierre serait d'un grand secoursintellectuel et moral. »
Mais si dès le 14 juillet 1936 àDakar, Européens et Africains défilaient ensemble pour fêterl'avènement du Front Populaire, du côté des colons conservateurs,la perspective de voir le duo Coppet-Gide mettre de nouveau le nezdans leurs affaires n'est pas du tout de leur goût. Le 6 février1936, l'hebdomadaire de Brazzaville et Léopoldville L'Etoile de l'A.E.F., sous la plumede Géo Caillet, avait dénoncé les « voyageurs ayant gloséinutilement sur des choses qu'ils n'ont pas même entrevues de leurchambre d'hôtel, se bornant à reproduire de mesquins racontars.Parmi ceux-là il faut citer André Gide, Jean Marlet, RaymondSusset, Marcel Sauvage, Zia Péli et tant d'autres de moindreenvergure, dont les ragots ont encombré une certaine presse. (…)Nous n'avons que faire ici de romanciers ou de journalistes àl'imagination trop fertile. »
Fin novembre 37, Andrée Viollisavertit par télégramme Gide et Pierre Herbart de possibles manigances contre Coppet.« Et Pierre fait cette réflexion : « Je ne serais pasautrement étonné si on essayait de saboter votre voyage. » »******
à suivre...
_________________________________* Erreur de Gide ou de la transcription? D'après les Cahiers de la Petite Dame, Gide n'est parti auFoyer de Pontigny pour se reposer et travailler que le 4 mai, et cejusqu'au 16.** Sur le fac-similé de la lettrepublié dans la revue, on peut ici lire au moins trois lignessupplémentaires (voir l'image) : « Roger m'a écritd'émouvantes lettres, se disant prêt à accourrir [sic] au premierappel; et évidemment il est de ceux (il est peut-être celui)que j'aurais le plus de réconfort à revoir » Madeleine Gideest morte le 17 avril et Martin du Gard a beaucoup soutenu Gide parses lettres. D'ailleurs sitôt rentré de Pontigny, Gide rejointMartin du Gard à Serigny. *** Julien Green, Journal 1935-1939,entrée du 10 juillet 1935**** Maria Van Ryssleberghe, Cahiers de la Petite Dame, t. III, NRF, Gallimard, 1975***** Il s'agit de la préface àL'U.R.S.S. telle qu'elle est, Yvon, Gallimard, 1938****** Maria Van Ryssleberghe,op. cit., pp. 54-55