La crise de la dette est le résultat de la mauvaise gestion étatique, mais aussi la fille de l’illusion qu’on appelle « monnaie fiduciaire ».
Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’était un euro? Un franc suisse? Un dollar? Ce sont des unités monétaires, certes, détenant une parcelle de pouvoir d’achat, échangeables contre des biens ou des services, ou les unes dans les autres selon un taux de change… Mais en énonçant ces caractéristiques, nous n’avons qu’effleuré leur usage, pas leur signification. Celle-ci a largement évolé au cours du temps.
De l’ère de la convertibilité-or…
Trois caractéristiques ne se sont jamais démenties dans l’histoire de chaque monnaie:
- La recherche de la respectabilité ;
- La mainmise des puissants sur son émission ;
- La manipulation monétaire.
L’utilisation de métaux précieux pour les monnaies est à peu près aussi vieille que la civilisation. Il ne fallut pas longtemps pour que les princes et les rois s’arrogent l’exclusivité de la frappe des pièces, souvent pour des motifs moins avouables que le prestige ou le respect des poids. Le monopole légal de l’émission de monnaie était en effet une étape préalable indispensable à sa falsification.
En France, Philippe le Bel passa à la postérité sous le sobriquet de « roi faux-monnayeur » pour avoir émis des pièces en alliage d’or et de cuivre et usé de toute la force de son autorité pour imposer à ses sujets de leur donner la même valeur que celles en or pur. La ficelle était trop grosse, la révolte faillit renverser son trône. Quelques siècles plus tard, la faillite du Système de Law puis, à la révolution celle des Assignats, démontrèrent la plus grande facilité des autorités à manipuler la monnaie en s’appuyant sur une avancée technique notable, le papier monnaie, ancêtre de nos billets de banque. La planche à billets était née.
Alors que les pièces d’or obligeaient concrètement le métal précieux à circuler dans la nature, rendant les mensonges difficiles, la planche à billets permettait de couper définitivement le lien entre réserves de métal précieux et valeurs en circulation. Pour créer davantage de monnaie, il suffisait d’imprimer plus de billets ou de rajouter un zéro au montant indiqué, et le tour était joué. Même si aujourd’hui la planche à billets a disparu en faveur de virements électroniques, son image est restée.
Peu d’hommes de pouvoir, quelle que soit l’époque, résistèrent à la tentation de créer de la monnaie, prétendument convertible ou pas. Question de nature humaine, peut-être. Les progrès techniques rendirent de plus en plus faciles les possibilités de fraude.
En 1933, un dollar se définissait officiellement comme 1/35e d’once d’or. Une guerre mondiale plus tard, ce taux n’aurait plus été soutenable par la Réserve Fédérale, s’il avait pris l’idée saugrenue aux détenteurs de dollars de réclamer l’équivalent en métal précieux. Il y avait trop de dollars dans le monde et trop peu de lingots à Fort Knox. Pendant des années, l’illusion fut maintenue au forceps alors que l’incrédulité s’installait. La crise de confiance trouva une issue surprenante en 1971. Alors qu’il aurait lucidement fallu reconnaître une dévaluation et repartir sur une base saine, les Etats-Unis choisirent officiellement de renoncer à coter le dollar contre l’or à parité fixe. La fin du lien entre l’or et la monnaie de réserve mondiale consacra pour de bon l’ère des monnaies dites « flottantes ».
Le dollar larguant les amarres avec le monde matériel, plus rien ne s’opposait à une création de monnaie ex-nihilo. Avant, on ne s’en privait pas, mais on avait des scrupules, on s’y livrait en douce. Après, on le fit en toute décontraction. Depuis 1971, le dollar se déprécie donc pratiquement sans discontinuer.
…A l’âge de l’inflation
Le dollar n’était pas la seule monnaie qui perdit sa convertibilité dans la deuxième moitié du XXe siècle, loin de là. D’autres l’avaient fait avant ou étaient elles-mêmes convertibles en dollar et devinrent flottantes en même temps que lui. Nombreux furent les politiciens qui, dans chaque pays, virent les avantages évidents d’une monnaie flottante: la possibilité d’en imprimer encore et encore et d’en inonder la société à jet continu, en commençant, bien sûr, par leur clientèle politique.
Ils ne s’en privèrent pas.
Nous entrâmes dans l’ère de l’inflation.
L’inflation est la traduction concrète de l’érosion de la valeur d’une monnaie suite à un accroissement de la masse monétaire. Elle fait monter les prix, grève le coût des matières premières (qu’on ne peut pas imprimer, elles), ruine les épargnants et les retraités, érode le pouvoir d’achat. Il n’y a pas beaucoup de monde pour se réjouir de l’inflation, sauf les endettés les plus irréductibles dont les ardoises ne valent finalement plus grand-chose; mais même eux déchanteront en tant que consommateurs, en découvrant ce qu’ils peuvent désormais s’acheter avec leur salaire mensuel.
L’inflation – qui empoisonna les trente glorieuses - a également une fâcheuse propension à s’emballer. Si les politiciens payent leurs promesses électorales et les salaires des fonctionnaires avec des billets tout frais imprimés, peu de chances qu’ils y renoncent par un soudain afflux de sagesse. Ils voudront plutôt mettre les bouchées doubles. Sans une volonté politique forte (et fort rare) l’inflation a donc tendance à s’accélérer de façon catastrophique. On parle de l’hydre de l’inflation. Telle l’Hydre de Lerme combattue par Hercule, dont chaque tête coupée repoussait à double, la lutte contre l’inflation réclame une discipline absolue. Si le combat échoue, l’inflation grandit et empire, jusqu’à parfois donner lieu à l’hyperinflation, et il faut une brouette de billets d’un milliard pour faire ses courses… Les Allemands de la République de Weimar ou, plus proche de nous, les Zimbabwéens de Mugabe n’en gardent pas un excellent souvenir.
Malgré le clientélisme que la création de monnaie permettait de se payer, l’inflation devint suffisamment préoccupante aux yeux de la grande masse des électeurs pour que la classe politique cherche un moyen de la contenir, du moins en apparences. Il n’était pas question de revenir à des monnaies convertibles, tout de même! A la place, on jura de rompre avec les excès du passé et de se doter d’une bonne conduite monétaire, garantie par des entités prétendûment indépendantes du pouvoir politique.
Les Banques Centrales modernes étaient nées.
La mécanique du grand mystère
Revenons sur notre question de départ. Que signifient un dollar, une livre sterling, un yen quand ces monnaies ne sont plus convertibles en or que selon le taux du jour? Wikibéral nous en donne un bon résumé:
La monnaie [flottante] n’est plus qu’une convention sociale, sans aucune valeur intrinsèque, à cours forcé par la loi. On parle alors de monnaie fiduciaire (fides : la confiance) ou de monnaie décrétée, dite encore monnaie-fiat (fiat money). La valeur des monnaies varient entre elles selon la quantité de crédit émise par chaque pays (une politique monétaire laxiste est « punie » par une baisse de la valeur de la monnaie locale par rapport aux autres devises). Il n’y a plus de contrepartie métallique à la monnaie émise, seulement de la dette, c’est une masse de reconnaissances de dettes.
Un euro, un dollar, etc. sont des reconnaissances de dettes de leurs banques centrales respectives. Bien que rigoureusement exact, ce n’est pas très parlant. L’explication du fonctionnement des prêts permet d’y voir un peu plus plus clair:
Une banque crée de la [monnaie] pour répondre à un prêt bancaire sollicité par un [client]. En échange, l’emprunteur remet une reconnaissance de dette à la banque. Dans le système actuel, cette création se fait selon certaines règles édictées par la banque centrale. La monnaie actuelle est une monnaie-promesse. Chaque support monétaire de monnaie fiduciaire ou de monnaie scripturale représente une promesse du monnayeur, c’est à dire de la banque qui a émit la monnaie.
Inversement, cet argent est « détruit » au cours du remboursement de cette dette. Une promesse envers soi-même ne vaut rien. Cette monnaie est une promesse qui ne vaut rien lorsqu’elle est entre les mains du monnayeur. On dit alors que la monnaie est détruite, démonétisée.
La masse de dollars, d’euros, de yens en circulation correspond donc à peu près à l’ensemble des prêts libellés dans ces monnaies auprès des banques centrales. A qui prêtent-elles? Aux banques locales, qui elles-même prêtent à des clients ou souscrivent à des obligations d’Etat. Lorsque les prêts sont contractés auprès de la Banque Centrale, la masse monétaire augmente; lorsqu’ils sont remboursés, la masse monétaire diminue.
masse monétaire = dettes
De ceci il découle une conséquence cruciale pour notre compréhension des mécanismes monétaires. Car, comme on l’a vu précédemment, plus il y a d’argent en circulation, moins celui-ci a de valeur.
valeur de la monnaie = richesse / masse monétaire
D’où il ressort que plus il y a de dettes émises dans une monnaie donnée, moins cette monnaie a de valeur.
valeur de la monnaie = richesse / dettes
Les Etats sont des emprunteurs de premier ordre; aucune entreprise, aucun particulier ne saurait arriver à la cheville des niveaux d’emprunt des gouvernements. Une bonne partie de la monnaie-dette émise par les Banque Centrales est employée par les banques commerciales à souscrire à des emprunts d’Etat. Dans d’autres régions du monde, comme en Amérique du Sud, la Banque Centrale couvre directement la dette de l’Etat en créant la monnaie correspondante, sans intermédiaire. Mais quelles que soient les procédures, les conclusions sur la valeur de la monnaie sont immédiates: plus un Etat est endetté, plus sa monnaie est faible.
Nous avons fait le tour des équations. Précisons maintenant leur variation.
La richesse d’un pays, qu’essaye de mesurer son PIB, augmente petit à petit chaque année: c’est la croissance. Les dettes, elles sont liées aux emprunts d’Etat, c’est-à-dire à son train de vie. Elles peuvent augmenter de façon immense et en très peu de temps. Comme c’est le dénominateur de la valeur de la monnaie ci-dessus, cela signifie que plus un Etat s’endette vite, plus l’inflation est forte.
Un Etat lourdement endetté et qui vit très au-dessus de ses moyens aura rapidement besoin d’imprimer des billets d’un milliard…
Refaisons le chemin:
- Les dettes d’un Etat augmentent
- Cela correspond à une création de monnaie
- Cela augmente la masse monétaire globale
- Cela diminue la valeur intrinsèque de la monnaie
- Si cela arrive à un rythme plus rapide que la croissance, cela crée de l’inflation.
L’inflation est fille aînée de l’endettement. Elle est directement issue de la planche à billet, ou de l’entité qui en garde les clef aujourd’hui, la banque centrale.
Les Banques Centrales, gardiennes du temple
Le coeur de la signification des monnaies fiduciaires ayant été abordé, l’intitulé de mission des banques centrales peut se résumer en une phrase: maintenir l’illusion d’une monnaie crédible. Tout en laissant les politiciens créer de la monnaie pour leur clientèle, naturellement. Rappelons-nous, si l’objectif des politiques monétaires était simplement d’avoir une monnaie saine, on se contenterait d’une parité fixe avec l’or ou n’importe quelle autre matière première inerte. Les questions d’inflation et d’équilibre budgétaire de l’Etat se règleraient d’elles-mêmes, et nul n’aurait plus besoin de banque centrale.
Maintenir l’illusion d’une monnaie crédible oblige à préserver certaines apparences. Par exemple, faire croire que la Banque Centrale est indépendante du pouvoir politique. C’est un mensonge cousu de fil blanc. Les gouverneurs des banques centrales sont nommés par les politiciens, et il suffit qu’une crise majeure survienne (comme celle dans laquelle se débat l’Euro) pour voir avec quelle facilité ils renoncent à leurs principes d’orthodoxie monétaire.
Les Banques Centrales sont soumises aux gouvernements et à leur politique dépensière, mais ne doivent pas laisser l’inflation s’échapper; elles en sont théoriquement responsables. Ainsi, la Banque Centrale Européenne (et nombre de ses prédécesseurs nationaux) a pour objectif officiel de maintenir l’inflation en-dessous de 2% par an. Pourquoi 2%, et pas un demi ou quinze? Il n’y a aucune raison, hormis un calcul à la louche qui permet de décréter qu’une inflation à 2% est un objectif « tolérable ». Un compromis à 2% laisse suffisamment de latitude aux Etat pour créer de la monnaie sans que le grand public ne se fâche trop. Il en est de même pour les autres critères de Maastricht, les fameux 60% d’endettement maximal et le déficit annuel des Etats limité à 3% du PIB. Tous ces critères ne sont que des gages de crédibilité. Chacun a vu ce qu’ils valaient une fois la crise venue…
Pour maintenir l’illusion d’une monnaie crédible, la banque centrale dispose de deux leviers: la masse monétaire et le taux directeur.
La masse monétaire a été abordée plus haut. C’est l’argent que la Banque Centrale accepte de confier à des tiers, généralement les banques locales. La Banque Centrale peut « ouvrir les cordons de sa bourse » pour inonder le marché de devises. Les banques ont alors d’énormes montants à disposition et peuvent les prêter à qui veut, ou souscrire à des obligations d’Etat par exemple. Les noms et les procédures varient selon les pays – on parle de Quantitative Easing aux Etats-Unis, de desserrer le crédit en Europe… mais tous relèvent de la même logique.
L’accroissement de la masse monétaire a un effet direct sur l’inflation, si bien qu’on peut s’étonner de la contradiction immédiate entre l’ouverture des vannes et la mission officielle d’une banque centrale. Mais c’est oublier que la mission réelle d’une banque centrale, maintenir à tout prix l’illusion de la monnaie fiduciaire, dépasse le seul cadre de la maîtrise de l’inflation. Mieux vaut l’inflation ou une dévaluation qu’une restructuration de dette de l’Etat. Tout est question de priorités.
N’oublions pas non plus que si la valeur de la monnaie diminue, ainsi en va-t-il des dettes libellées dans cette monnaie. Les monstrueux boulets financiers trinés par les Etats européens après des décennies d’excès s’allègent un peu grâce à tous ces billets neufs.
Le deuxième levier, le taux directeur, est médiatiquement plus connu. C’est le prix auquel la Banque Centrale prête sa monnaie illusoire (mais nul n’a le choix, car elle en détient le monopole légal). Pendant les décennies précédentes, le taux directeur a été largement employé pour accélérer ou freiner l’activité économique. Lorsque le taux est élevé, la croissance est ralentie, car emprunter coûte cher. Cela renforce aussi la valeur de la monnaie: épargner dans cette monnaie est rentable. Lorsque le taux est bas, la croissance part dans toutes les directions (y compris des bulles) et la valeur de la monnaie diminue, là aussi un prélude à l’inflation.
Depuis les années Greenspan, chaque banquier central essaye d’actionner le levier du taux directeur avec autant de réussite que lui, donnant des petits coups de frein lorsque l’actvité économique se porte bien pour mieux lâcher du lest lorsqu’elle ralentit. Mais malgré tout, ce levier appartient au passé: le taux directeur de la Banque Centrale est aussi celui sur lequel les Etats se basent pour financer leur dette. Les banques centrales ne sauraient relever les taux; cela reviendrait à serrer le noeud alors que les Etats dont elles dépendent sont endettés jusqu’au cou.
On peut donc sans crainte estimer que les taux directeurs sont condamnés à baisser jusqu’au plancher et qu’ils ne remonteront pas avant très, très longtemps – peut-être même jamais, d’ici que la monnaie fiduciaire disparaisse pour de bon.
Conclusion(s)
Plusieurs écoles de pensée s’affrontent toujours sur le sens à donner à la monnaie. Nul doute que de brillants esprits (probablement aux commandes de la zone euro avec le succès que l’on sait) auront d’autres conceptions que celles expliquées dans cette modeste tentative de vulgarisation. Certains pensent qu’on peut, qu’on doit, manipuler la monnaie pour accéder à la prospérité économique et à la stabilité; d’autres, tels que moi, estiment que ces manoeuvres d’apprentis-sorciers ne peuvent mener qu’à la catastrophe.
L’interprétation de la monnaie fiduciaire livrée ici permet tout de même d’appréhender simplement deux ou trois aspects de la crise actuelle – par exemple, la façon dont l’or et les matières premières « s’envoleraient ». En fait, cette envolée n’est que le résultat de l’érosion de monnaies fiduciaires. Mais comme la livre sterling, l’euro et le dollar glissent tous vers le fond dans une belle harmonie d’ensemble, l’observateur de bonne foi pourrait croire que oui, les matières premières et autres valeurs refuge « montent ».
Le pouvoir politique est coupable de bien des maux, dont l’irresponsabilité et la myopie ne sont que les moindres. La tribune de Charles Wyplosz, professeur d’économie internationale, dans les colonnes du Monde, en donne une attitude éclairante. Quant au lien entre la monnaie convertible et l’inflation, on lira avec étonnement un texte écrit par Ludwig Von Mises quatre-vingt ans plus tôt. Car si la monnaie est antédiluvienne, les illusions qu’elle suscite le sont aussi.
Dans l’insoluble équilibre entre taxation et promesses électorales, les politiciens ont choisi la troisième option, l’endettement. Nous arrivons au bout du chemin. Il ne reste qu’une carte dans la manche des arnaqueurs, l’inflation, à travers la monétisation de la dette. C’est, je crois, la prochaine étape que choisiront les pays de la zone euro pour renoncer à vraiment se réformer.
Afin de constater à quel point nous en sommes loin, finissons sur une citation d’Hans-Hermann Hoppe sur ce que devrait être une monnaie saine:
Seuls sont conformes à la justice, peuvent assurer la stabilité économique, et représentent la vraie réponse au fiasco monétariste actuel, un système de monnaie universelle ayant une valeur intrinsèque (commodity money) telle que l’or, la concurrence bancaire et un taux de réserve de 100% sur les dépôts, avec une stricte séparation entre banques de dépôt et banques [d'investissements].
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