Le sculpteur britannique Henry Moore a dit à une occasion que sa mission avait été de nous faire prendre conscience de la forme, et il est très possible que l’œuvre de Constantin Brancusi (1876-1957) arrive encore de nos jours à ce résultat en appelant d’avantage à des zones primordiales et inconscientes de notre psyché plutôt qu’à n’importe quelle classe d’intellection ou connaissance rationnelle. Si ses formes sont si catégoriquement séductrices et attrayantes, c’est peut être par ce que nous reconnaissons immédiatement en elles des archétypes de l’inconscient collectif, figures qui semblent se situer hors du temps, ou au moins hors d’un temps mesurable avec des instruments de précision.
Avec la musique de son ami Erik Satie, nous sentons que ses sculptures nous convoquent immédiatement de retour à la maison, à ce foyer lumineux qui est la respiration même du cosmos et nous offre, même aux plus sceptiques, l’espoir d’une sorte d’immortalité à l’instant, la promesse du royaume perpétuel de la vraie vie qui laisse entrevoir les essences de l’art, la goute d’eau qui retourne à la mer, la possibilité de, pour citer les mots du gnostique Valentin d’Alexandrie, libérer l’étincelle divine et nous élever de la mort en régnant sur la création et sur toute corruption.
Il y a plus de mille ans, l’historien islamique Tabari a décrit une mystérieuse et fascinante région de villes émeraude appelée aussi par les visionnaires Hurqalya, nom d’une des villes de l’ensemble, que les soufis – même si, comme l’avait signalé Henry Corbin, le mythe de Hurqalya est présent dans l’univers spirituel de l’Iran – considèrent tellement réelles, mais néanmoins ne se trouvent sur aucune carte, comme Cordoba, Bagdad, Paris ou Le Caire. Hurqalya, qu’on appelle parfois le Huitième Climat, se trouve derrière Qaf, une montagne émeraude qui entoure notre monde. S’élever au-dessus d’elle et traverser de l’autre côté est connaître la résurrection sans arriver à mourir. Hurqalya est un lieu de transfigurations, selon la perspective junguienne, le voyage qui conduit à elle pourrait peut être se considérer, comme le suggère Harold Bloom, comme une réintégration psychique. Albert Hanover associe la lumière du Nord en dehors des cartes qui conduisent au territoire avec le passage au Nord-ouest que les situationnistes ont adopté de la dérive urbaine de Quincey, enivré d’opium, dans les rues de Londres.
Borges a écrit d’après Macedonio Fernandez: “Une roumaine m’a chanté une phrase de musique du peuple et ensuite je l’ai trouvée dix fois dans différentes œuvres et auteurs des dernières 400 années. Les choses ne commencent sans doute pas, ou elles commencent quand on les invente. Ou alors le monde a été inventé ancien.”
C’est quelque chose comme ça que nous sentons aussi devant les sculptures, on pourrait dire qu’elles proviennent directement de Hurqalya, du pasteur roumain Brancusi, dont on peu visiter une reconstitution de son atelier parisien au Centre Georges Pompidou(http://www.centrepompidou.fr/) jusqu’au 7 novembre, ainsi que quelques pièces comme l’inoubliable La Porte du Baiser (1908), qui ont changé la sculpture comme Les Demoiselles d’Avignon de Picasso a transformé, un an avant, la peinture.
Paul Oilzum